18/07/2002 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 1

Chaüaki était située au bord d'un lac si grand qu'il était impossible d'en voir la fin ni d'en connaître son étendue. Les Chaüakiriens y vivaient depuis des temps immémoriaux. Cette ville comptait plus de cent mille individus. Le lac était le seul moyen d'accès. Chaüaki, cité prospère, avait fortement développé son artisanat et s'était rendue célèbre pour sa foire. Des centaines de petites fabriques confectionnaient quantité d'objets, armes et ustensiles, bibelots et bijoux.
Au-delà du périmètre d'habitation ceint d'une forte et haute muraille, une forêt épaisse s'étendait aussi loin que la vue permette de voir. Au-delà, presque à l'horizon, là où le ciel rejoignait la terre, s'élevaient des montagnes couvertes de neige toute l'année. Au-delà, personne ne savait ce qu'il pouvait y avoir, chacun de croire qu'il s'agissait du domaine des morts, d'autres pensaient qu'il n'y avait rien et que commençaient le ciel et les étoiles, d'autres encore s'imaginaient que la terre continuait sans fin où se succéderaient d'immenses lacs bordés de villes et de villages.

La légende disait que la forêt était si dangereuse qu'aucune personne n'en était ressortie vivante. Parfois, on pouvait apercevoir d'étranges fumées s'élever au-dessus de la canopée. Alors, les prêtres de Chaüaki affirmaient que les dieux étaient en colère et qu'il fallait sacrifier un enfant au plus vite. Au son des gongs et des trompes, la population de Chaüaki se réunissait sur la grande place située entre le temple et l'entrée de la citadelle. Tous les enfants y étaient regroupés en son centre pour former une masse mouvante, apeurée mais résignée. Il n'y avait nul besoin de soldats pour les garder, chacun acceptant le sacrifice et s'en accommodant du mieux qu'il pouvait en espérant que la chance l'épargnerait.
Le roi, Maître des cultes et Grand officiant des sacrifices, devait choisir l'un d'entre eux. Il ne le faisait pas de gaîté de cœur. Mais les rites étaient les rites et nul jusqu'à ce jour n'eût songé enfreindre les divines lois. L'enfant désigné était conduit à la trappe pour être jeté hors des remparts de la cité. C'était le seul accès à la forêt. Sitôt l'enfant expulsé, deux gardes se précipitaient pour refermer la lourde porte de métal jaune, jetant en travers une poutre de bois de fer qui en verrouillait l'accès. Généralement, le lendemain l'enfant avait disparu probablement emporté par quelques demi-dieux maléfiques. Deux ou trois jours plus tard, les fumées disparaissaient pour le malheur de l'infortuné enfant et le soulagement du plus grand nombre.

Yémok jouait avec d'autres enfants. Leur jeu consistait à lancer des petites boules noires de terre cuite contre un mur. Le premier joueur qui touchait la boule blanche gagnait toutes les autres, ce qui obligeait le vainqueur à remettre la boule blanche en jeu. Yémok avait mal aux dents. Il n'y faisait pas vraiment attention. Giah, sa mère, toujours inquiète du moindre problème, avait réussi à économiser quelques pièces d'argent pour payer Khalan, le guérisseur et le sorcier. C'était un homme à tout faire, dentiste, médecin, chirurgien, coiffeur et conseilleur mais pas payeur, Ah ! Jamais ! Il était adroit, habile, rusé et connaissait aussi bien l'anatomie du corps humain que les méandres de l'âme de ses semblables.
Certains venaient le consulter pour se faire soigner un corps au pied ou quelques tourments de l'esprit et parfois même du cœur. D'autres venaient pour demander un conseil ou recueillir quelque sage recommandation. D'autres encore pour se faire couper les cheveux ou se faire arracher un ongle infecté ou une dent. C'était un homme impressionnant par sa taille et sa corpulence. Il était chauve comme le derrière d'un singe et portait un anneau d'or dans le nez, une mode qui refera parler d'elle longtemps après que le dernier Chaüakiien eut disparu.
- Yémok, dépêche-toi, nous allons faire soigner ta dent.
Terrifié, le petit garçon cessa tout jeu et disparut dans le dédale des ruelles étroites. Giah connaissait bien son petit bout d'homme. Elle savait où il se cacherait. Elle n'eut pas à chercher bien longtemps et elle le retrouva terré sous la paille du bauge à pécaris.

- Yémok ! Sors d'ici immédiatement. Cet endroit est répugnant. Dépêche-toi ou je te fais chercher par ton père et tu recevras des coups de fouet.
- Non, j'ai peur. Je ne veux pas y aller.
- Tu es répugnant de crasse, dépêche-toi,
- Il va me faire mal.
- Viens, je t'ai préparé de la pâte calmante.

Résigné, Yémok savait de toute manière qu'il aurait à obéir. Couvert de paille et empestant les déjections porcines, il sortit de sa cachette. Sa mère le nettoya, puis lui frotta les gencives avec la pommade calmante. Cette préparation anesthésiante était faite à base de sève d'une fleur rouge violacée, mélangée à des feuilles qui coupent la faim et font dormir un peu. L'enfant attendait sur un banc à la terrasse du guérisseur. Les yeux dans le vague, Yémok s'appuyait contre la poitrine de Giah. Sans avoir vraiment conscience de ses gestes, l'enfant prenait un plaisir non contrôlé à plonger sa tête dans la poitrine imposante de sa mère. C'était comme deux oreillers doux, chauds et rebondis. Sonné par la pâte anesthésiante, Yémok s'amollissait doucement. Il titubait et sa tête tombait péniblement vers l'avant, jusqu'à ce qu'il perdît l'équilibre, pour se réveiller en sursautant, se redresser puis replonger lentement dans l'assoupissement voluptueux de son apathie.
Assis sur le siège opératoire de l'officine, un vieil homme aux cheveux blancs se faisait arracher quelques dents, enfin les rares qui lui restaient, toutes pourries, rongées par d'énormes caries qui lui donnaient une haleine de poissonnier ivrogne. Le chirurgien opérait avec dextérité. Il connaissait la souffrance terrible que provoquait l'arrachement d'une dent et pour rien au monde il aurait changé sa place avec ce vieux dingo de vieillard valétudinaire. Il devait souffrir comme un beau diable. Tous furent étonnés de voir que le vieux n’émit pas un mot, pas un cri. L'opération terminée, le barbon se releva d'un seul coup, tituba un peu sur ses jambes maigrelettes. La seconde suivante, il se retrouva à terre, le derrière dans la poussière, les yeux remplis de malice. Il éclata d'un grand rire effronté aux accents arrogants de l'homme qui a quelques difficultés à cacher son triomphe.

- Ah ! Ah ! Ah ! Mon p'tit bonhomme, ça va être ton tour maintenant !
Retrouvant son calme, le vieux s'approcha de Yémok. Ses mains tremblaient et sa tête dodelinait. Il lui sourit et dit en zézayant
- Tu vois, ze n'ai rien dit moi, ze suis zun dur à cuire ! Et zais-tu pourquoi ze n'ai rien dit ? Tu ne le zais pas, hein, mon p'tit, et bien parze que ze ne pense qu'à l'amour. Ainsi, ze n'ai pas mal, enfin presque.

Sa bouche édentée s’ouvrait sur un trou profond et noir d'où s'écoulait un filet de sang rouge vermillon. Yémok était étonné, fasciné mais aussi un peu terrifié par ce vieux bonhomme de grand-père tout ridé qui n'avait pas mal quand on lui arrachait ses dents. Il n'eut pas le temps de prononcer un mot de plus qu'il se retrouva allongé sur le siège de toutes les tortures, coincé entre les genoux du chirurgien-sorcier et ceux de Ghia. Un écarteur fait de bois de fer lui maintenait la bouche grande ouverte. Comme le lui avait recommandé le vieil homme, Yémok s'efforçait de penser à l'amour. Il ne savait pas ce que c'était que l'amour, lui. Il n'en avait jamais vu de l'amour et il avait peur, très peur.
- Aïe !
- Voilà, mon p'tit. Vois-tu, ce n'était rien qu'une petite dent de lait abîmée. L'autre repoussera dans quelque temps. Sens comme elle pue !
Yémok renifla sa dent arrachée. Il eut un haut le cœur.
Tout en regardant hardiment dans l'échancrure de la chemise de Giah et en lui faisant un clin d'œil visible à cent pas, le sorcier dit à l'enfant :
- Tu glisses ta dent sous ta paillasse, et demain tu retrouveras une petite surprise. ET maintenant, va jouer avec tes copains. C'est terminé pour toi. Guilla ! Il faut que tu me payes ma jolie petite poulette !
Yémok n'avait presque pas eu mal. Il était enfin soulagé. Il repensa à ce que lui avait dit le vieil homme. Il se demandait si justement l'amour ce n'était pas un peu ce qu'il avait surpris dans le regard concupiscent du chirurgien-sorcier soupesant avec appétence le galbe généreux des seins de sa mère. Oui, c'était quelque chose comme ça ou alors il n'en était pas loin en tout cas.

Quelques jours plus tard, le garçonnet eut un abcès énorme qui lui déforma le visage. Il fallut intervenir vite. Le guérisseur avait opéré avec une sorte de lancette, un petit morceau de métal très affûté, tranchant comme une lame de rasoir et passé à la flamme. Le sorcier affirmait ainsi les mauvais esprits s'en allaient. Bien que très rapide, l'intervention fut assez douloureuse pour Yémok. Il fallut lui ouvrir la gencive d'où s'échappa une grande quantité d'humeur blanche. L'enfant eut de la fièvre deux jours durant. Sa mère se lamentait de peur de le perdre.
Au matin du troisième jour, Yémok fut rétabli. Il repartit très vite à ses occupations d'enfants, cela comme si rien ne s'était passé. La douleur qu'il avait dû supporter lui fit renoncer temporairement à croire que l'amour pouvait exister en ce bas monde et que le vieil homme édenté lui avait raconté des histoires à dormir debout.
Le jour suivant, le guérisseur pratiqua une trépanation sur un jeune soldat souffrant d'une tumeur cérébrale. Il eut beaucoup de chance, la trépanation réussit, la tumeur étant logée juste sous les méninges. Cependant, le soldat mourut le lendemain, ce qui était fréquent compte tenu des conditions de l'intervention. Ceci renforça les convictions de Yémok et l’incita à éviter à tout prix la fréquentation du sorcier-chirurgien.


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