27/08/2002 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 2

C'était l'effervescence, c'était la foire. Le port était encombré de nombreux bateaux faits de joncs, des barques à fond plat et des radeaux de bois et de roseaux tressés. Tous avaient accosté la veille.
Les uns venaient s'approvisionner au grand marché et d'autres venaient y vendre leurs produits. On y trouvait de tout et tout pouvait y être acheté ; des victuailles, de la nourriture et des objets usuels, des ustensiles domestiques, des cosmétiques et des armes, des animaux vivants ou des animaux morts, des esclaves jeunes et parfois moins jeunes, des jeunes femmes pour les hommes qui n'étaient pas mariés et des enfants pour les femmes qui ne pouvaient pas être mères.
Des hommes aussi pouvaient être vendus ou achetés. Il s'agissait plus généralement de condamnés graciés ou d'anciens prisonniers recouvrant une partielle liberté. Ils étaient utilisés comme soldats et les meilleurs constituaient la garde rapprochée du roi. Les autres, les moins chanceux servaient dans les mines ou réduits à des tâches dangereuses ou dégradantes.
On pouvait même y trouver des personnes âgées qui servaient de grands-mères ou de grands-pères pour les familles qui avaient perdu leurs vieillards. Parfois même, il était possible de trouver un couple de parents pour les enfants qui avaient perdu les leurs.

Les Chaüakiiens avaient une préférence pour la viande d'oiseau, de poulet, de perroquet et de toutes sortes de petits volatiles. On y vendait des chauves-souris géantes, délicieuses quand elles étaient rôties à la broche et badigeonnées de miel fortement pimenté. Tout cela arrivait par bateaux entiers.
Les animaux étaient généralement enfermés dans des cages d'osier ou reliés par douzaine, suspendus par les pattes à des crochets de bois sculpté, ficelés par des cordelettes de chanvre. L'acheteur choisissait son volatile soit pour la belle couleur de son plumage ou pour l'appétissante rondeur de ses chairs. Le vendeur décrochait un bestiau pour le tuer immédiatement comme l'exigeait l'usage. La pratique était toujours la même. En le tenant fermement par les pattes le vendeur lui cambrait le cou de manière à faire saillir le jabot. D'un geste rapide et sec il lui tranchait la gorge, la lame du couteau s'arrêtant sur les os de la gorge. Le sang coulait lentement à travers les plumes pour remplir un petit bol en bois peint de motifs en zigzag aux couleurs étrangement pures. L'animal se débattait sans un cri, jusqu'à ce qu'il soit complètement exsangue. Dans un tremblement ultime, dans un dernier souffle de vie, la mort emportait le pauvre animal.

Une autre coutume obligeait les hommes à tuer et les femmes à s'occuper des dépouilles. Ce jour-là, c'était chez Cayapitikakha, un marchand de volailles venu d'une cité lacustre voisine. Sa vieille mère, à la corpulence moulée par la pesanteur, avait plumé une grosse poule. Elle la plongea dans une marmite d'eau bouillonnante, l'éviscéra et la débarrassa de ses abatis. La tête fut tranchée dans tout son long, de la pointe du bec jusqu'au bout du croupion. La cervelle crue fut ensuite mélangée au foie, le tout étalé sur une petite galette de maïs encore chaude et placée dans un four, juste le temps de cuire cette sorte de tartine dégoulinante de purée rouge. Ce mets faisait le régal de tous et la bonne affaire des vendeurs. On disait que c'était bon pour l'âme, l'esprit du volatile pour autant qu'il en eût, rendait intelligent, du moins tout le monde se plaisait à le croire.

Ainsi, certaines personnes très gourmandes croyaient être particulièrement intelligentes, ce qui les rendait encore plus sottes aux yeux de ceux qui gardaient raison. Le sang recueilli était ensuite mélangé à de petits piments oiseau finement hachés, une sorte d'ail sauvage, du sel et des épices aux parfums étranges. Ce jus visqueux était versé dans un boyau refermé à une de ses extrémités. Le boyau rempli était noué à l'autre extrémité. Il était cuit dans un bouillon de légumes très chaud.

Ce genre de boudin était dégusté sur place ou partagé par toute la famille. Des centaines de milliers de poulets, d'oiseaux, de canards étaient abattus chaque jour de foire. Les plumes étaient récupérées, triées, lavées. Les plus fines servaient à faire des crapaudines, sorte de couettes très épaisses et très chaudes utilisées lors des nuits un peu fraîches.
Les plus grosses plumes remplissaient les coussins d'assise et les plus belles, celles qui arboraient les couleurs intactes de l'arc-en-ciel étaient réservées aux parures, chapeaux et habits.

Nahuatina n'avait pas beaucoup de goût pour ce genre de spectacle écœurant. Contre son gré, elle était bien obligée d'accompagner sa mère. Comme tout le monde à Chaüaki, la famille de Nahuatina mangeait du poulet, des oiseaux et des poches de sang cuites. Les poulets n’étaient pas les seuls à pâtir de la rudesse des Chaüakiiens. Pour quelques suastis, monnaie circulant à Chaüaki, on pouvait acheter des carpes, des grenouilles vivantes, des petits singes et des serpents.
Ces animaux étaient cuisinés d'une curieuse façon. Ainsi, une belle carpe était maintenue par deux baguettes de bois ficelées à la hauteur de la tête de sorte qu'elle puisse respirer. Le poisson était ensuite plongé dans un court-bouillon fortement épicé presque bouillant mais pas brûlant de sorte que l'animal ne mourût pas trop vite. La chair avait meilleur goût. Cette pratique était très ancienne et, dit-on, avait été apportée par des marchands à la peau jaune et aux yeux effilés.

Évidemment, cette pratique n'était pas très appréciée des animaux qui se débattaient furieusement mais qui n'y pouvaient rien changer. Les anciens pensaient que les animaux ne souffraient pas puisqu'ils ne disaient rien quand ils étaient égorgés.
Pour les batraciens, c'était encore plus étonnant. La plus grande prudence était de mise car certains d'entre eux étaient extrêmement venimeux et particulièrement une petite grenouille dont les quelques milligrammes de poison auraient pu tuer des milliers de personnes.

Pour les autres grenouilles, crapauds, salamandres, il était conseillé de les enduire d'huile. Cela n'était pas facile car ces animaux, par tempérament primesautier , sautaient et glissaient entre les doigts pour disparaître sous les meubles, dans les paillasses sous les planchers ou par les égouts. Pour les cuire, il fallait les poser bien à plat sur un disque de métal brûlant. Évidemment, cette pratique très cruelle n'était pas du goût des batraciens qui sautaient en tous sens pour échapper à une mort extrêmement désagréable. La cuisinière astucieuse recouvrait alors le foyer d'une cage. Ainsi, bien que les batraciens sautaient, ils heurtaient le grillage et de facto retombaient sur le grill. Ainsi, ils finissaient par cuire contre leur gré.

Pour le serpent, animal repoussant, c'était encore plus délicat. Il fallait éviter de se faire mordre. L'anaconda, très prisé pour la finesse de sa chair, avait la réputation d'un tueur. La viande de serpent était un mets succulent mais rare donc onéreux. La bile de serpent était soigneusement conservée et servait de condiment pour agrémenter certains plats cuisinés.

Ce spectacle écœurait Nahuatina. Elle avait fini par faire accepter qu'on assommât les animaux avant de les cuire, c'était plus humain. Chez Nahuatina, tout le monde était friand de viande grillée, de poissons ébouillantés, de grenouilles rôties et de singes cuits. Les brochettes de serpent étaient servies les jours de fête avec des galettes de céréales. Nahuatina n'aimait pas la viande, encore moins celle du singe. Ils ressemblaient trop aux hommes, ce qui la dégoûtait. Elle préférait les galettes, les fruits et les légumes et quelques laitages quand il y en avait.

Elle mangeait peu et gardait ainsi une silhouette élancée. En vérité, à cette époque, plus les femmes étaient grosses et plus elles plaisaient aux hommes. Les trop maigres, les plates et celles qui étaient dépourvues de formes bien avantageuses n'avaient aucune chance de trouver un homme et fonder une famille. Les vieilles filles ne servaient à rien. L'usage voulait qu'on les élimine en les vendant à quelque négociant extérieur à la cité ou bien encore qu'elles soient utilisées comme esclave à la citadelle.

Nahuatina était en âge de se marier. Aucun homme, jeune ou vieux, ne l'avait demandée pour épouse. Nahuatina s'en moquait bien. Elle pensait qu'il était préférable d'être esclave plutôt que de supporter les mauvais traitements d'un homme rude à renifler à longueur de temps les odeurs putrides d'un vieillard cacochyme. Les parents de Nahuatina ne l'entendaient pas de cette oreille. Elle était une bouche de plus à nourrir et elle ne rapportait rien. Sa mère avait décidé qu'elle serait remise aux gardes lors de la prochaine grande foire si rien ne changeait d'ici là.


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