31/08/2002 - Murielle Rihet
Le Royaume de Néméor - Chapitre 5

Entrée dans le royaume de Néméor

Clara se trouve aux pieds de la cascade. Elle repense à son père, à son obstination dans sa quête jusque sur son lit de mort. C’est la dernière chance pour elle, la dernière occasion de trouver Néméor. Si elle ne trouve pas ce royaume, elle abandonnera. Ses sentiments son partagés entre excitation et désir de se maîtriser par peur de l'échec.

Clara ne distingue même plus le bruit assourdissant des flots tonitruants à ses pieds, ni la cascade elle-même, ni les branches lourdes qui se déploient autour d’eux comme pour condamner leur retour en arrière, tellement ses larmes lui brouillent la vue. Elle qui s’était juré sur l’honneur de ne jamais pleurer devant qui que ce soit, elle se laisse aller à ces pleurnicheries de damoiselle, à la fois soulagée et terriblement excitée. Elle ne peut penser à rien d’autre qu’à Néméor, enfin !

La chaleur du brasier, la fatigue de ses hommes et la sienne, leur écrasante situation qui ne peut qu’empirer sont déjà bien loin, enfouis dans un recoin de son esprit troublé. Comment ne le serait-il pas ? Néméor, Néméor, Néméor ! Elle approche du but tant jalousé par les fous tels que son père. Il avait donné sa vie pour ce royaume chimérique. Tant de bonheur gâché au nom d’un territoire inconnu, légendaire, hypothétique.

Là se joue son destin. Parvenir à Néméor, où abandonner son projet. Peut-elle encore parler de ce projet en son nom ? Il ne lui appartient pas. Non, il appartenait à son père, à sa mère, et tous deux sont morts dans leur quête folle. Elle avait reçu pour seul héritage un petit bout de carte cornée, jaunie, tachée.

« Elle vient du fond des âges », avait dit son père. « Une carte magique, crois-moi Clara, tu dois la choyer, elle est ce que j’ai de plus précieux au monde avec toi ma chérie. Elle a traversé les siècles pour nous ouvrir les portes d’un magnifique endroit, Néméor. Trouve-le, je t’en supplie », avait-il conclu avant de sombrer dans une agonie qui l’avait conduit à la mort.
Que répondre à cela sinon « Jamais je n’abandonnerai Père » ? C’est ce qu’elle a fait. Elle s’en était mordu les doigts après coup. Mais quand elle avait prononcé ces mots, Clara était prise dans les tourbillons du chagrin.

À présent, il lui revient, toujours aussi intense, déchirant, lancinant. Un pieu dans le cœur. Non, un poignard aiguisé lui lacérant la poitrine de sa fine lame aiguisée. Elle se tient là, face à une cascade jetant ses flots violemment à quelques centimètres d’elle, et elle tremble. Letski, qui n’a pas bougé depuis un bon moment, observe sa patronne d’un œil attentif. Il pose alors sa solide main sur l’épaule chétive de Clara et ressent ses frissons qui lui secouent le corps.

— Vous avez froid, M’dame Clara ? lance le pauvre Letski, mal à l’aise, à ses côtés.
— Quoi ? répond-elle en un sursaut. Que dites-vous, Letski ?
— Vous tremblez !

Elle hausse les épaules. Mieux vaut qu’il pense qu’elle a froid. Les gouttelettes qui lui cinglent le visage au rythme du fracassement des trombes d’eau sur les rochers sont en effet d’une fraîcheur extrême. Pourtant, elle brûle intérieurement. Letski se dandine toujours sur ses grandes jambes musclées. Il souffle tout à coup pour écarter les mèches indisciplinées qui lui obstruent le regard. Alors c’était ça, l’entrée de Néméor. C’était joli, mais pas au point de conduire à la mort des centaines d’hommes. Enfin, lui, il se contentait d’obéir.

Clara reprend peu à peu ses esprits, et sa vigueur aussi. Bien que sur les nerfs, et intimement satisfaite d’être enfin parvenue là où personne n’était jamais encore allé, elle ne sourit pas. Son visage à la fine peau de porcelaine est sale de son cauchemar et a souffert de l’épreuve du feu. Elle se met à genoux, tend ses petites mains écorchées pour recueillir dans leur creux un peu de se liquide vaporeux. Comme elle est glacée cette eau ! Elle est aussi glacée que son visage en ce moment même. Ses traits se durcissent. Qu’on en finisse enfin ! supplie-t-elle du fond de son âme. Elle se rafraîchit, se passe de l’eau sur sa figure bouillante. Elle se dresse brusquement sur ses minces gambettes et lance, décidée :

— Allons-y, Letski, c’est le moment.

Celui-ci ne répond rien. Il sait. Il sait l’excitation de la jeune femme. Et il sait sa dureté. Une carapace. Il lève bien haut la torche flamboyante et s’élance à ses côtés. Un petit bout de femme exaltée mais sévère, toute menue, s’enfonce dans les méandres d’un entrelacs de branches, de buissons et de plantes mystérieuses, accompagnée d’un géant doux et exténué, tendant à bout de bras leur lumière pétillante.

Et derrière eux, au rythme de chuchotements graves et incessants, branches, buissons et plantes qui retombent, qui se resserrent, qui dressent leurs épines pour condamner leur chemin. Ils savaient qu’ils pénétraient dans un lieu protégé jalousement, mais pourraient-ils jamais en sortir ?


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