16/12/2002 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 3

Les habitants de Chaüaki aimaient énormément faire la fête. C'était une belle occasion pour se rencontrer entre amis, occasion de danser et de se remplir la panse. Chacun endossait son plus bel habit de plumes, de fleurs tressées, de tissus bariolés couleur feu. Les musiciens arpentaient ruelles et avenues de pierre et la population de les suivre. Des enfants nouvellement nés jusqu'aux vieillards infirmes, tous dansaient jusqu’à l'épuisement tant la musique était entraînante. Puis tous allaient à la citadelle pour prendre possession des prisonniers volontaires. La coutume voulait qu'à l'occasion des fêtes, les prisonniers puissent avoir la chance d'être réhabilités au moins une fois dans leur vie. Il suffisait pour cela qu'ils acceptent de participer au « lancé-lié », divertissement très dangereux et souvent mortel. Il était mal vu par le roi qu'un prisonnier refuse d'être volontaire. Au matin de la fête, chaque détenu était entièrement dévêtu, puis badigeonné d'huile de palme. Il se coiffait d'un drôle de petit chapeau à plume retenu par une jugulaire serrée sous le menton. Cet accoutrement pour le moins étonnant était une chose qui allait de soi. Il était normal d'être nu pour le jeu du lancé-lié et cela ne choquait personne évidemment. D'ailleurs tous les jeux se pratiquaient nu. Les préparatifs terminés, les captifs, parés de leurs habits de jeux, sortaient de prison en grandes pompes. Chaque homme était attaché à la cheville par une longue corde d'une vingtaine de mètres de longueur enroulée sous le bras de sorte qu'elle n'entrave pas la marche. Arrivé sur les lieux, chaque prisonnier était attaché à l'unique mat de bois rouge vif appelé aussi bois de brazil, planté solidement au milieu de la grande place. Les hommes étaient partagés entre le sentiment de peur qui leur donnait envie de fuir et l'attrait de la liberté prochaine qui décuplait leur force et leur habileté. En face d'eux, les terribles lanceurs se situaient à une cinquante de mètres. À tour de rôle, ils devaient lancer une sagaie et essayer d’atteindre l'un des prisonniers. Le droit de lancer était payé fort cher et réservé aux hommes mariés. Les gens les plus fortunés achetaient jusqu'à dix lances. Quand un prisonnier était touché et que la blessure n'était pas mortelle, il était mis hors jeu. Il perdait ainsi le droit de continuer pour être reconduit directement en prison sous les huées et les injures de la foule. Évidemment bon nombre mouraient de leurs blessures. D'autres survivaient, estropiés à vie mais prêts à recommencer l'expérience lors du prochain lancé-lié. Tout participant tué était jeté aux fauves sans cérémonie funéraire, sans recommandation aux dieux pour qu'ils veillent sur l'âme du défunt. Évidemment, entre prisonniers, c'était une lutte à mort. Tous les coups n'étaient cependant pas acceptés. Il ne fallait en aucun cas se protéger derrière un camarade, ou plutôt un compagnon d’infortune. Il fallait montrer de la bravoure, de la dignité et de la grandeur d'âme, ce qui n'était pas toujours facile compte tenu du terrible danger que représentaient ces sortes de réjouissances. Les dix derniers hommes restant indemnes étaient graciés par le roi et pour récompense de leur courage et de leur adresse, chacun recevait une confortable somme d'argent et recouvrait le jour même cette liberté si chèrement payée. C'était une forme de clémence, certes cruelle, mais les détenus se disputaient avec âpreté pour participer à cette épreuve. Tous n'y avaient pas droit. Les condamnés à mort en étaient exclus. Cette pratique rapportait de confortables revenus à la famille royale. C'était un moyen sûr de désencombrer les prisons.
- Maman, regarde, un joueur, vient de recevoir une lance dans la bouche. Regarde comme il fait une tête bizarre ! Crois-tu qu'il a mal ?
- Oui, peut-être. C'est le jeu, il a été maladroit, il va mourir.
- Maman, je ne veux pas qu'il meure, c'est le frère de Baïk-lolo.
- C'est la vie, toi aussi un jour tu mourras. Tout le monde meurt un jour, et ce jour-là est arrivé pour le frère de Baïk-lolo. Qui est Baïk-lolo?
- C'est ma copine d'école. Elle est très jolie et je me marierai avec elle quand je serai grand.

Il y avait aussi le concours des voltigeurs. Chaque quartier désignait son héros. L'élu testait son courage en portant haut les couleurs qu'il avait à défendre. Le champion gagnerait la statuette d'or qui apporterait bonheur et prospérité à tout le quartier, tous ses amis, ses parents et enfants, cela pour une année entière. Au son des tambours et des botutos, la ville entière, ses équipages, ses cohortes de badauds se dirigeaient vers la place centrale. La compétition commençait. À tour de rôle, chaque voltigeur gravissait l'échelle de bois haute d'une vingtaine de mètres. Après avoir choisi la hauteur de son saut et observé un temps de concentration, l'acrobate se lançait dans le vide. Il devait théoriquement terminer sa chute dans un bassin de bronze rempli d'eau. Le diamètre du bassin était à peine plus grand que la hauteur d'un homme et profond d'une cinquantaine de centimètres. Les plus courageux s’élançaient de très haut, les autres choisissaient des hauteurs moins élevées mais agrémentaient leur chute de quelques pirouettes audacieuses. Plus la hauteur de saut était grande, plus le voltigeur avait la chance de gagner la statuette d'or ; mais plus les risques encourus étaient grands aussi. Pour ne pas se briser les os, l'homme devait réaliser un plat parfait au contact de l'eau. Il fallait éviter à tout prix le bord du bassin affûté pour l'occasion et donc rendu très coupant. Évidemment, l'ivresse, le délire et l'abus de jus de palme fermenté faisaient en sorte que beaucoup d'entre eux atterrissaient à côté ou sur le rebord ou encore tombaient à pic en se fracassant la tête. De nombreux jeunes gens mouraient dans cette intrépide épreuve. Malgré cela, aucun participant n'aurait laissé sa place à quiconque. C'était la tradition, la marque de prestige et la gloire assurée.
Yémok applaudissait et criait de joie pour chaque acrobatie. Il tiraillait Giah pour s'approcher davantage du point de l'échelle.
- Maman, je voudrais sauter moi aussi. Je voudrais voler comme les hommes oiseaux.
- Non ! Tu es fou. Tu es trop jeune. Je te l'interdis, tu ne sauteras jamais tant que les Dieux ne m'auront pas emportée au-delà des montagnes recouvertes de neige.
Sans plus écouter le flot des recommandations maternelles, Yémok s'éclipsa. Il s'approcha très près de l'échelle de saut. Au même instant, un jeune homme s'était élancé d'une hauteur de douze mètres environ, ce qui était le saut le plus haut de la journée. En voyant le petit s'approcher du bassin, l'homme fut perturbé. Il hurla car il savait sa concentration défaite. Il brassa l'air d'une façon désordonnée, presque risible. La foule eut un cri d'effroi, le jeune homme s'écrasa à moitié sur la terre battue, l'autre moitié dans l'eau du bassin. Yémok, aspergé par les éclaboussures d'eau et de sang se mit à pleurer. Il regardait hébété le jeune homme mourant.
- Petit imbécile, à cause de toi, tu as provoqué la mort de Kakoumok. Tu seras puni sévèrement par ton père. Rentre à la maison. Par tous les dieux des montagnes de neiges éternelles !
Furieux, un garde s'approcha de Giah et lui dit.
- Ton enfant devra payer pour cette faute. Il faudra que tu le présentes à la trappe le jour de ses sept ans, l'âge d'être jugé.
Cramoisie par la honte d'être ainsi le point de mire de toute la foule, Giah acquiesça d'un signe de tête. Navrée et furieuse, elle prit la fuite en tirant Yémok par le bras.
Malgré cet incident, le concours continua et la foule d'admirer les exhibitions des jeunes hommes de plus en plus audacieux. La vie n'avait pas réellement de prix. Chacun vivait dans l'espoir d'une autre vie après la mort et tous y croyaient fermement puisque les prêtres et le roi l'affirmaient. Il fallait se monter très courageux pour espérer ravir le trophée des quartiers et gagner peut-être, le cœur de la jeune fille de leurs rêves. Le soir, un gigantesque banquet était organisé. On y avait englouti des milliers de poulets, des cuisses de grenouilles et toutes sortes de préparations délicieuses comme du serpent farci et des rats grillés à la bile de chèvre. La fête se termina au petit matin. Les morts et les estropiés se comptaient par dizaines. Que la fête avait été belle !


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