17/12/2002 - Erwan Chuberre
Chapitre 3 - Une fille formidable

Le boulevard Beaumarchais est enseveli dans la tristesse parisienne des lundis matins : le jour le plus détesté par tous les fonctionnaires et par tous les écoliers.
Yan et Jeff n’en ont que faire ! Pour eux, c’est un jour comme un autre, voire plus important. C’est la fin de la pause forcée du week-end de la sonnerie de leur portable. L’espoir de la convocation pour le rôle de leur vie revient à l’attaque !

Yan, remis de son cauchemar, frappe à la porte de la chambre de Jeff.
- Dis, tu ne sais pas où est ma carte orange ? Je n’arrive pas à mettre la main dessus... j’ai rendez-vous avec Donia pour le boulot de vendeur dont je t’ai déjà parlé. C’est rue Vivienne, et je n’ai pas envie de marcher par ce temps.
- Non, je ne sais pas, répond la voix encore endormie de Jeff.
- Tu peux quand même regarder dans tes affaires ? On ne sait jamais...

Il va dans la salle de bain. Parfait. Il a adopté le look jeune, dynamique et propre sur soi. Le parfait vendeur de fringues branchées !
Jeff le rejoint en lui tendant un petit étui en plastique.
- Tiens, je ne sais pas comment elle a atterri dans mon sac ?
- Bizarre... effectivement. Tout comme mon paquet de clopes que tu vas me redonner. Paquet qui s’est envolé dans mon sommeil... en espérant qu’il en reste au moins une.
- Mais oui, bien sûr ! J’en avais plus hier et j’avais la flemme d’aller jusqu’au tabac, sorry.
- Tu as bien fait. Mes affaires sont les tiennes ! ironise Yan.

Un échange qui n’allait que dans un sens, Jeff étant fauché, sans le moindre sou. Néanmoins, ce déséquilibre ne dérangeait pas Yan qui a connu tant de fois des passages à vide comme celui que vit Jeff.
Et puis, demain, les rôles peuvent changer. Ce métier est tellement aléatoire !
Aujourd’hui, il a un peu d’argent grâce à une publicité pour une marque de yaourt qu’il a fait cet été. Trois milles euros les deux journées de tournage. Plutôt sympa. Mais, chut ! Personne ne doit le savoir. D’habitude, aussi panier percé que Jeff, il s’était promis cette fois-ci de ne rien dire et surtout pas à ses parents qui arrêteraient sur-le-champ de lui payer ses cours de théâtre.
Son père à la retraite, ils sont pratiquement à dormir sous les ponts s’il écoutait madame Cher.
Oui, avec une retraite de Général !

- Jeff, il faut que je file ! Après mon rendez-vous avec Donia, je dois aller à mes cours. Ne m’attends pas pour dîner et si Ernest du Coq d’or appelle, je te permets de l’envoyer sur les roses. Et ne te laisse pas impressionner ! Il doit être furax !
Jeff le rattrape avant qu’il ne franchisse le seuil de la porte.
- Et ta cigarette ? Je te l’ai gardé exprès.
- Garde là... je n’ai plus le temps. N’oublie pas de me rappeler de te raconter mon rêve de cette nuit... perturbant ! Allez bye ! Bon sport !

*

En effet, pour combler son temps libre, Jeff est un assidu du Gymnase Club. A défaut d’user ses pantalons sur les bancs des amphithéâtres des Cours Florent, il travaille son corps. Il veut être parfait le premier jour où on le filmera dans une scène d’amour ! Face à l’équipe technique, face à ses fans, il ne faut pas décevoir.
Il pense que les cours de théâtre sont une perte de temps pour des jeunes petits bourgeois capricieux en manque d’occupation…

De toute manière, il a déjà tout appris plus jeune quand il faisait partie de la troupe Les petits lutins de Liffré ( une petite bourgade de gaulois bretons entre Rennes et le lac magique de Merlin l’enchanteur.)
Et quand bien même il n’aurait pas fait partie de cette compagnie amateur…
- Je suis comme Alain Delon, je suis un comédien né ! C’est un don que j’ai reçu à ma naissance ! Ni Gabin, ni Ventura n’ont suivi de cours de théâtre, et pourtant ils font partie des plus grands !

En attendant et malgré ses dons, il loupe tous les castings où il est question d’un minimum de jeu d’acteur... pour réussir tous ceux qui font juste appel à son côté " bimbo boy " !
Hélas, il n’en existe pas assez pour vivre, et comme il n’a jamais cru utile de s’inscrire dans une agence de mannequin (quoique avec son mètre soixante-quinze...), il rate toutes les dates de casting qui recherchent des beaux gosses.

Mais, il ne se laisse pas abattre pour autant !
Certain qu’il croisera un jour un grand producteur dans sa salle de sport alors qu’il fera ses développés couchés.
Il n’en a que faire des petits ricanements moqueurs de certains abonnés qui l’observent prendre ses poses de star quand il croise son reflet musclé dans les miroirs de la salle.
Le producteur, lui au moins, ne rigolera pas. Il viendra vers lui et lui dira :
- Je vais faire de toi une Star !

En attendant cette rencontre, il consacre son temps à modeler son corps tout en entretenant une hygiène alimentaire qu’il aimerait sans faille : jamais d’huile, ni de surdose de beurre dans les kilos de pâtes et de riz qu’il mange à longueur de temps.
A côté, il essaye un maximum d’éviter l’alcool se limitant à des petites bulles de champagne à l’occasion de soirées mondaines, mais jamais de bière ( " ça donne du ventre "), ni d’alcool fort ( " ça donne des bourrelets "), ni même en bon breton qu’il est, du cidre ( " ça donne du ventre et des bourrelets. ")

Malgré cet apparent ascétisme, une tache de goudron vient perturber son hygiène de vie : la cigarette.
Il a souvent essayé d’arrêter pour différentes raisons :
- le bien-être de sa peau. Il est persuadé que toutes les ridules du coin de ses yeux sont provoquées par l’abus de tabac.
- la surconsommation de chewing-gum à la menthe qui efface son haleine de fumeur mais qui alimente ses caries.
- l’essoufflement prématuré quand il court sur son tapis. Crachant ses poumons au bout de cinq minutes, le bel Hidalgo baraqué en prend alors pour son grade !

Mais rien n’y fait ! Toutes ses tentatives pour arrêter la cigarette se sont soldées par des échecs. Sans sa nicotine, il devient fou et souhaite égorger tout son entourage à cause des kilos qu’il prend à chaque essai. Avec comme unique consolation : la ruée sur le whisky-coca… La totale !

Il préfère donc continuer de fumer plutôt que de développer un ulcère, de devenir obèse, voire alcoolique.
Et puis, " un artiste qui ne fume pas c’est comme un prof de maths sans pellicules... " Face à cette constatation que peuvent répondre ses amis ?

*

Trois cigarettes sont déjà écrasées dans le cendrier.
Yan regarde sa montre. Donia se fait désirer, elle a déjà vingt minutes de retard ! Elle lui a donné rendez-vous dans une brasserie parisienne juste à deux pas de la boutique où elle travaille, Marithé et François Girbaud.
Il est étonné que cette marque, qui avait fait un tabac dans les années quatre-vingts avec leur jean Closed, existe encore.
Il a vue sur la boutique. Oui, les gens y entrent et en ressortent avec des sachets. Donc...
En temps normal, c’est tout à fait le genre de magasins qu’il évite comme la peste par abus de pauvreté. Il pourrait juste s’acheter le porte-clefs publicitaire, le moindre tee-shirt atteignant la barre des quarante euros, sans parler des jeans hors de prix.
Ce n’est pas pour lui.
Par contre, il est séduit par la grande devanture de la boutique qui a beaucoup plus de classe que la façade de son ancien poulailler.
Il se verrait bien travailler dans cette boutique, finalement...


Donia court vers lui faussement désolée.
- Yan, excuse-moi mais on avait un inventaire et j’ai carrément oublié notre rendez-vous ! C’est quand je suis allé aux toilettes pour faire pipi que j’ai pensé à toi ! Je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai dit à Isabelle que j’allais aller acheter des cigarettes.
Yan, déjà énervé par cette longue attente, déteste son entrée.
- Ce n’est pas grave. C’est quand même gentil de t’être souvenu de moi dans les toilettes. De toute façon, il fallait que je passe dans le quartier de Montergueuil... (mensonges mais il faut garder la face !).
- Ouf ! J’avais peur que tu ne te déplaces pour rien ! Bon, j’ai parlé de toi à Isabelle.
- Et alors ? demande-t-il, en s’efforçant de sourire.
Donia est gênée.
- Ben, euh... au début elle était ravie que je lui ai trouvé un nouveau vendeur, mais quand elle m’a demandé ce que tu faisais avant...
- Tu lui as dit quoi ? (le sourire tombe.)
- Bien sûr, je ne lui ai pas parlé du Coq d’or, tu aurais été grillé...
on ne passe pas d’un resto cafardeux à une boutique de prêt-à-porter de LUXE !
" Pourquoi avoir insister à ce point sur le mot " luxe? " "
D’ailleurs, il n’a jamais vu un cafard dans son restaurant ! Il commence à trouver son amie carrément désagréable...
- Et tu lui as dit quoi alors ?
- La vérité, que tu étais comédien...
- … ?
- Je suis si navrée… mais elle a refusé de te rencontrer. Elle trouve que les artistes ne sont pas des employés solides. Ils sont parfaits jusqu’au jour où ils sont contactés pour un casting. Et là ! Ils disparaissent. Elle en a vu beaucoup de comédiens défiler... je suis vraiment désolée...
Yan fait mine de ne pas être vexé alors qu’on vient de le crucifier. Malgré une irrésistible envie de voir ce Juda en jupons dix pieds sous terre, il lui répond calmement :
- Ne t’inquiète pas... de toute façon, c’était juste pour la forme. Je ne pense pas que cela m’aurait vraiment plu d’écouter et de conseiller toute une clientèle de vieilles peaux liftées et capricieuses... ce n’est pas dramatique...
Il lance un regard sur l’horloge de la brasserie.
- Oups ! Je dois partir. J’ai un casting urgent pour un tournage à Paris du dernier Polanski. Je dois te laisser.
Donia, surprise qu’il parte avant elle.
- J’espère que tu ne m’en veux pas...
- Non, rassure-toi… tu as fait ce que tu as pu ! Et puis, j’ai des économies. Si je t’ai appelée, c’était pour saisir l’occasion, maintenant je n’ai pas vraiment besoin de faire le vendeur pour vivre !!!

Yan jubile.
Il vient de blesser cette soit-disante amie qui ne s’est même pas battue pour qu’il ait ce poste. Cela lui apprendra de garder son air supérieur.
D’accord, elle est vendeuse chez Marithé et François Girbaud, mais cela ne l’empêche pas d’être " aussi bien payée " que si elle bossait chez Eram ou chez André.
Encore des paroles en l’air, des promesses non-tenues. Paris est championne dans ce domaine !

Il se lève et fait, à contre-cœur, la bise à sa traîtresse pour filer à ce casting inventé pour la circonstance.
- Et tu me tiens au courant du casting ? J’adore Roman Polanski ! lui dit Donia avec ce ton suffisant...
" Oui, mais Roman, il ne te supporterait pas " pense Yan, encore très déçu. Il se serait tellement bien vu vendeur pour stars !


Carrément en avance sur son emploi du temps, Yan décide de se la jouer " errance dans les cafés " avant d’aller rejoindre les cours Florent...

C’est devant sa troisième tasse qu’il se retrouve dans la grande salle du Café Beaubourg, le rendez-vous des artistes parisiens.
Il a encore deux heures devant lui …
Tout en regardant un peu partout pour ne pas louper un visage célèbre, Yan devant son agenda, joue à la personne overbookée qui sélectionne ses rendez-vous les plus importants alors qu’il fait simplement ses comptes.
" Il faut que je décroche un truc dans les trois mois à venir sinon ça va être la cata ! ", pense-t-il en regardant tous ces chiffres avec si peu de zéro derrière.
" Je sens pourtant qu’il va m’arriver quelque chose ! Mais j’ignore encore quoi. Je me sens différent depuis ce matin. J’ai envie de rien… même pas de sexe ! Il faudrait que j’appelle David, mon ami voyant. "

En attendant, il contacte sans succès les agences de comédiens où il est inscrit et passe une demi-heure avec Kevin à parler de sa nuit fantastique avec Gaétan. Kevin a remis le couvert avec son ex, laissant en plan le Pascal qui s’est lamentablement endormi sur un des canapés de la boîte.
Puis, Yan qui s’était juré de ne plus l’appeler, se retrouve en communication avec son troisième oeil.
- Allô ! David. C’est Yan, ça va ? J’espère que je ne te dérange pas... parfait, voilà, c’est un peu bizarre à dire, mais depuis que je me suis levé j’ai l’impression qu’il va m’arriver quelque chose. Hier, j’étais en pleine forme mais aujourd’hui, je me sens très proche du temps, triste et mélancolique... tu ne vois rien dans ta petite boule de cristal ? Il faut aussi que je te parle de mon rêve… okay. Là ? … je suis au Café Beaubourg... tu viens ? C’est sympa... à tout de suite !

" Je m’étais promis de ne plus faire appel à lui. La dernière fois qu’il m’a fait le tarot, c’était il y a six mois, il m’avait prédit le rôle de ma vie... j’attends toujours ! "
Enfin…
Tant que David ne lui fait rien payer, il n’a aucune raison de le traiter de voleur. Il est conscient des motivations du médium : coucher avec lui !
C’est sans doute pour cette raison qu’il lui annonce toujours de si belles choses. Il flatte son ego pour mieux se retrouver dans son lit.
A cette pensée, Yan fait une moue de dégoût et tire la langue.
" Plutôt me taper Josée Dayan ! "

Toutefois, David est toujours là quand Miss Déprime frappe à la porte de son esprit, et même si la crédibilité de ses prédilections est douteuse, David lui dit toujours des choses agréables. Il alimente ses rêves de gloire.
C’est plus bénéfique qu’une psychothérapie et beaucoup moins coûteux.

Paco Rabanne vient de rentrer dans le café accompagné d’une girafe blonde.
" Bizarre comme couple ! Lui aussi, c’est le champion de la voyance... Paris ne brûle toujours pas ! Il doit lire l‘avenir dans les prothèses mammaires de cette girafe... "


Son portable sonne.
Bigre ! C’est le numéro de Coq d’or ! Ernest ne l’a pas oublié. Il est de suite basculé sur la messagerie joyeuse et chantante de Yan. Même s’il n’entend pas la voix antipathique de son ancien patron. Il se sent décontenancé, mal à l‘aise.
Zut ! Paco se met à une table derrière un gros pilier. Plus aucune vision. Le bip du Nokia annonce qu’Ernest a laissé un message. Timidement, il pose le téléphone sur son oreille.
Il est furieux !
Son message est vite effacé. Tant d‘énergies aussi négatives doivent être détruites ! Yan n’a pas tout compris aux vociférations d’Ernest qui devrait prendre des cours de diction.
Néanmoins, l’essentiel est entendu, résumé par un mot : " viré "

Yan est soulagé. Il quitte Coq d’Or sans avoir perdu une plume. Il s’était bien arrangé pour partir le dernier jour du mois, ainsi, pas de problème de salaire...

Le Café Beaubourg se remplit.
Trop de monde tue le monde. Yan est soudainement pris d’une crise de spasmophilie. Il cherche en vain une bouffée d’oxygène ! Son cœur galope dans un tunnel étroit sans trouver de sortie libératrice.
Il tente de se concentrer sur le pilier qui cache Paco. Rien n’y fait ! Ses tempes semblent vouloir exploser. Il ne peut pas attendre une minute de plus.
Il règle son café, emballe rapidement ses affaires dans son sac, et sans faire attention à sa sortie, se rue sur la grande porte de l’entrée pour plonger sous la pluie battante.
La fraîcheur de l’averse lui éclaircit les idées. Il s’allume une cigarette, il commence à se sentir mieux. Il a besoin de marcher et tant pis pour sa séance de voyance !
Le destin en a voulu autrement.

- Allô ! David... c’est encore moi, désolé, mais j’ai du partir pour un casting de dernière minute, je te rappelle... okay, bises.
" On ne devrait jamais mentir à un voyant. Tant pis... il comprendra que j’ai eu besoin d’être seul. "

David remet délicatement son portable dans sa poche. Il paraît inquiet. Il a vu Yan, paniqué, sortir du café. Il n’a pas essayé de le rattraper.
A quoi cela aurait-il servi de tout lui raconter ? A priori, il ne veut pas savoir...


*

Jeff est ravi de sa séance.
Sans en avoir fait des tonnes, il a travaillé ses pectoraux sous le regard admiratif d‘une armée de crevettes. Vraiment satisfait d’avoir été allumé par tous ces mecs qui n’ont pas ri une seule fois et qui, au contraire l’ont tous suivis sous les douches pour s’en prendre une bien froide.
Jeff allume mais n’éteint jamais les feux qu’il provoque !
Toutefois, son potentiel séduction n’est pas encore pleinement satisfait. Aussi, pour lui rajouter une couche de contentement, il décide de faire un détour par le quartier du Marais.
" Mangez-moi, mangez-moi... rien ne sert de me dévorer des yeux, vous ne m’aurez jamais... " chantonne Jeff gaiement.

Son narcissisme rassasié au bout de trois rues, il faut à présent qu’il s’occupe. Il décide de prendre des nouvelles de Sophie. Son opération s’est tellement bien déroulée qu’elle est déjà sur pied et compte bien le revoir très prochainement pour lui faire une grande surprise.
Jeff raccroche, réjoui. Cette fille l’adore vraiment.
" Qui sait ? La grande surprise, c’est peut-être un entretien particulier avec Alain Delon ? "

En attendant cette rencontre au sommet, la triste réalité revient au galop, il fouille dans ses poches. Pas un centime ! Avec ses Assedic qui ne tombent que dans dix jours… même pas de quoi prendre un café au Mac Do.
Il ne voit qu’une solution, se renseigner sur l’emploi du temps de Yan.
- Tu te diriges vers la Fnac des Halles... je suis justement dans le Marais... Tu veux que je passe ? ... bon, rendez-vous devant le rayon des disques à la lettre " F " comme Mylène Farmer.
" Avec un peu de chance, il voudra acheter son dernier album ! "

*

Yan admire la dernière pochette du CD de la rouquine. Il comprend pourquoi Jeff lui a donné rendez-vous ici.
" Elle est vraiment très belle ! Si j’avais été une fille, j’aurai voulu lui ressembler ! "

A cette pensée, Yan frémit. Plutôt mourir que de devenir une femme ! Il aime trop les hommes et sa propre virilité.
Pourtant, le temps d’un éclair, il s’est vu en Diva acclamée par un océan tumultueux de fans.
" Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas... " pense-t-il l’air soucieux.

Jeff ne vient toujours pas.
Yan ressent une envie pressante de s’allumer une cigarette. Il ne comprend pas cette soudaine nervosité qui l’assaille. Fumer pour se calmer. Il souffle doucement.
Une fillette de cinq ans le bouscule involontairement. Elle se retourne et s’excuse timidement. Yan la menace du regard. La gamine, apeurée, court se réfugier dans les jupes de sa mère. Il regrette son comportement agressif.
" Elle ne l’a pas fait exprès ! "
Sa nervosité commence à atteindre son paroxysme, les symptômes du Café Beaubourg le reprennent : manque d’air, accélération du rythme cardiaque…
Il doit quitter la Fnac pour aspirer une bouffée de tabac rédemptrice.
" Tant pis pour Jeff, ça lui apprendra de me faire attendre ! Et de toute manière, je ne l’aurai pas vu longtemps, le temps de prendre le métro et je commence mes cours ! "

*

Les cours Florent.
" La plus grosse arnaque du monde du théâtre " admet Yan en se dirigeant vers sa classe.
S’il a choisi ses cours, ce n’est pas pour la qualité des cours qui se limitent à faire beugler des élèves tout en se prenant pour des poubelles.
Non, il a opté pour Florent car ils ont un fichier de casting impressionnant et qu’ils jouissent encore d’une excellente image dans le milieu du cinéma.
Quant aux élèves, le jugement de Jeff n’est pas faux. La majorité sont des petits bourgeois qui, à défaut de ne pas être de futurs médecins ou des avocats, veulent prendre du bon temps et surtout se trouver un beau pseudo qui fassent " star ! "
Avant même d’avoir participé à un tournage, ne serait-ce que pour faire de la figuration, ils ont déjà leur nom d’oiseau...
- Vous faîtes quoi dans la vie ?
- Oh ! Je m’appelle Hélène Dumonteil et je suis comédienne. (alors qu’elle s’appelle Babette Maupu et qu’elle vient de s’inscrire en première année aux Cours Florent. )
Ca jette !

Il ne leur reste plus qu’à signer leur contrat et à inscrire leur pseudo sur la liste des nominés dans la catégorie " Jeunes espoirs " des Cesar.
Côté style, attention ! Une future star ne ressemble pas à la boulangère du quartier ! Non. Les filles ont toutes pour modèle Lou Doillon ou Virginie Ledoyen, quant aux garçons, la préférence va vers Johnny Depp ou de façon plus locale, Yvan Attal.
Des véritables petites machines à succès dénuées d’originalité... et souvent de talent : la majorité de ces apprentis comédiens dégage autant de charisme qu’une Valérie Kaprisky (une actrice oubliée des années quatre-vingts) ou qu’un Aziz ( le copain de Jean-Claude Van Damme du Loft !)

Yan fait donc cavalier seul.
Il ne souhaite pas se mélanger aux autres élèves qui lui doivent le respect ! Un respect pour ce comédien qui, pour se nourrir, a du se plier à accumuler des cachets de pot de fleurs qui ne l’enchantaient guère. Plus ces figurations défilent et plus elles lui sortent par le nez !
Attendre des heures le bon vouloir des équipes techniques, des comédiens et du metteur en scène, être le larbin du cinéma. Trop peu pour lui !

Il a réussi une seule fois à décrocher un petit rôle de journaliste dans un téléfilm français. Un souvenir au goût de moutarde piquante !
Durant le tournage, Yan nageait dans le bonheur.
Tout le staff était si charmant avec lui. La coiffeuse et le maquilleur l’entouraient de tous leurs soins, et au chaud dans la caravane, il attendait de pouvoir faire sa prestation en répétant son texte si bien écrit :
- Encore une question !
Ce n’était pas grand chose, mais pour Yan, c’était énorme ! Les spectateurs allaient enfin entendre le son de sa voix !

Résultat du téléfilm :
- A son passage, le réalisateur a voulu provoquer un effet artistique qui le rendait tout flou à l’écran.
- Sa phrase coupée en deux, mais répétée trois fois, soit: " encore une question, encore une question, encore une question... "

Le comédien qui avait prévenu tout le monde... ne garde pas un très bon souvenir de cette expérience. A oublier !
Ce n’est pas important. Dans ce métier, il faut rester tenace et surtout ne pas céder ! Quand on a la foi, tout peut arriver…
Il n‘abandonnera jamais. La preuve, il est assis sur le banc d’un amphi entouré de futures stars !


Rachel, leur professeur, une ex soixante-huitarde aux cheveux graisseux et à la peau saccagée par l’acné est en retard. Les élèves en profitent pour caqueter.
" Après le Coq d’or, les poules... " râle Yan qui n’arrive pas à se calmer depuis l’épisode du café Beaubourg.
Sa réputation à garder son calme à toute épreuve en prend un coup. Tout l’énerve !
Un bruit commence à circuler parmi les élèves... une nouvelle élève devrait arriver. Cette venue expliquerait le retard de Rachel.
- C’est scandaleux ! elle n’aura même pas passé l’audition pour rejoindre les cours ! clame Justine, la petite souris grise du groupe.
- Oui, on s’est donné assez de mal ! surenchérit Kamel, un illettré notoire et dénué d’humour qui se prend pour Jamel Debouse.
" Ils se sont donnés assez de mal pour une pseudo audition de convenance que même Jeff aurait pu passer avec réussite ! " songe Yan en enlevant son pull. Sa nervosité s’est estompée pour céder la place à une grosse vague de chaleur.

Au bout de quinze minutes, Rachel se décide enfin à entrer dans la salle de cours, accompagnée par une jeune femme à la beauté époustouflante. Yan, sous le choc, sue de plus belle. S’il s’écoutait, il se mettrait torse nu.
- Cette fille est un enchantement se dit-il tout bas. Mais, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part ?

Rachel ne lui laisse pas le temps de réfléchir, elle commence.
- Bonjour à tous, et d’abord, excusez-moi pour ce retard. J’espère que vous avez passé un bon week-end ! Voilà, nous avons à partir d’aujourd’hui une nouvelle élève qui va, comme la coutume le veut, se présenter devant vous...
La jeune femme s’avance sur le milieu de la scène, offerte à tous ces regards remplis de désir pour certains et de jalousie pour d’autres. La lumière des spots embrassent littéralement sa gracieuse silhouette.
D’une voix très assurée et mélodieuse, elle commence.
- Bonjour, je m’appelle Lydie. J’ai dix-neuf ans et je viens de Montpellier. Je suis montée à Paris pour être comédienne. J’ai débuté le théâtre au sein d’une troupe amateur tout en commençant un DEUG de lettres modernes que j’ai vite stoppé pour me consacrer à cette passion.
Elle termine sa phrase par un sourire charmeur.
Toute l’assistance, même les plus sceptiques, reste bouche bée, hypnotisée par cet Etre de lumière.

Rachel rompt ce silence d’église pour lui demander ce qu’elle aime en dehors du théâtre.
- Oh ! J’aime trop de choses pour toutes les énumérer. Elle réfléchit. Disons que ce que je préfère, c’est l’écriture d’Oscar Wilde, les mots de Rimbaud, le mystère de Greta Garbo et la tristesse de Barbara. En matière de cinéma, j’aime Lynch et Lars Von tiers. Tous les films dérangeants et sulfureux. J’aime le mystère, oui surtout le mystère…
Yan reste suspendu à ses lèvres sans pouvoir cligner des yeux de peur qu’elle ne disparaisse. Il est transporté par les paroles de Lydie qu il aurait pu prononcer.
Elle est comme lui !

Le reste du cours fut sans intérêt.
La petite souris grise l’a ramené à la triste réalité en ramant pendant une heure sur deux répliques de Molière.
" Retourne donc dans ton laboratoire pour être enfin utile à l‘humanité ! "
Lydie s’est juste assise devant lui. Il savoure le parfum de cette longue chevelure d‘or. Son trouble ne cesse de s’amplifier. Cette chevelure ne lui est pas étrangère…
Et pourtant, chose étrange, son radar reste muet face à ce désir naissant. Il revoit dans sa tête défiler le remake du film Je t’aime moi non plus. Lui endosserait le rôle de Joe Dallassandro et Lydie deviendrait son Johnny Jane...
Il était pressé de l’approcher, d’établir un premier contact. Il fallait coûte que coûte qu’il arrive à parler à cette fille lors de la pause.
Tant pis pour le passage obligé aux toilettes, il se retiendra !

*

- Jeff, si tu l’avais vu ! Elle est d’une beauté inouïe ! Ta Loana peut aller se rhabiller avec ses seins en plastique !
- Oui, mais elle, elle ne m’aurait pas posé de lapin à la Fnac ! Je t’ai attendu au moins une demi-heure ! se lamente Jeff… et je ne parle pas des nombreux messages que j’ai laissés sur ton portable !
Ses commentaires agacent Yan.
- Je te parle d’une fille formidable, et toi, tu me parles d’un rendez-vous loupé ! D’accord, je n’ai pas été sympa, mais j’ai été pris d’un malaise, il faut me comprendre.
Même si Jeff n’a pas l’air convaincu, il sera grand seigneur et l’écoutera sans faire la tête.
Il faut dire qu’il n’avait jamais vu son ami aussi émoustillé à la suite d’une rencontre. Avec une femme, en plus !
Il est assez excité d’en savoir plus.
- Okay, donc tu as rencontré une fille formidable à tes cours ?
- Oui, si tu l’avais vue, tu aurais aussi flashé ! Quand elle est apparue, je suis retombé en enfance, à l’époque où les Sylvidres me fascinaient plus qu’Albator !
Perplexe, Jeff répond.
- Ah bon, tu préférais les Sylvidres, toi ? Moi, c’était plutôt Albator, comme quoi…
- Mais, laisse-moi te dire le plus hallucinant ! Quand je l’ai vu, j’étais certain de l’avoir rencontré quelque part ! Je ne savais plus où ? Alors quand elle s’est présentée et qu’elle a dit qu’elle venait de Montpellier. Je me suis dit que c’était impossible ! Jamais je n’ai mis les pieds là-bas ! Donc, j’ai réfléchi… Encore et encore en regardant sa chevelure pendant que l’autre débile faisait son numéro… Et, j’ai trouvé !
- Ah oui… et tu la connais d’où ? demande Jeff surpris.
- De mon rêve ! Oui, je l’ai rencontrée dans le rêve que j’ai fait cette nuit !!! Enfin, c’était plutôt un cauchemar de zombis… jusqu’à ce qu’elle arrive pour me sauver ! C’était bien elle ! Je l’ai rêvée ! C’est extraordinaire, non ?
Jeff reste sceptique. Oui, c’était tellement extraordinaire que Yan devait avoir le cerveau en dérangement ! Mais il ne veut pas le contrarier, son ami prend tellement ses rêves pour des réalités !
- Bon, okay… cette fille, tu l’as vu dans ton rêve. Soit… mais tout ça n’enlève pas le détail technique le plus important.
Yan est étonné. Il parle de surnaturel, de magie et Jeff lui parle de technique !
- Et c’est quoi " le détail technique " ?
- C’est une femme, Yan ! Donc, si c’est une femme, elle a des attributs de femme. Tu me comprends ? Ou il faut que je te fasse un dessin ?
- Et alors ?
Jeff éclate d’un rire moqueur.
- Tu n’aimes pas les femmes ! Et malgré toutes ses belles théories sur le fait que l’on puisse tomber amoureux de la personne et non pas du sexe. Je doute pour toi que tu puisses faire abstraction de son absence totale de pénis entre les jambes ! Je commence à te connaître ! Me trompe-je ?
Un court malaise s’empare de Yan.
Décontenancé, il rétorque :
- Oui, peut-être mais cette fille n’est pas comme les autres !
- Pourquoi, elle est opérée ? plaisante Jeff.
- N’importe quoi ! Il n’y a pas plus femme que cette douce Lydie.
- Lydie ? ... comme la Lydie des L5 ? Et alors, tu lui as parlé ? demande-t-il plus sérieusement.
- Oui, j’ai profité de la pause pour l’aborder, laisse moi te raconter…

" Tous les élèves se sont groupés autour d’elle, devenue la curiosité de la soirée. Elle répondait patiemment à toutes les questions qui fusaient. Je ne savais pas comment faire pour me l’accaparer, rien que pour moi. Quand une idée me vint : faire mine de l’ignorer, elle viendra d’elle-même. Je me suis dirigé vers le panneau des annonces de casting. Jamais je n’avais décortiqué ces annonces avec si peu d’intérêt, la plupart des offres étant destinées à des tournages d’émissions télé en tant que public. Non, merci ! Je l’ai déjà fait. Des erreurs à ne pas renouveler. Pour qu’on me dise des semaines après, " Hey ! Je t’ai vu dans l’émission de variété de machin-truc. T’étais ridicule à danser sur La bonne du curé d’Annie Cordy... " Non, trop peu pour moi ! Néanmoins, il y avait des offres intéressantes pour participer à des courts-métrages mais je ne peux plus me permettre de perdre des journées à tourner gratuitement pour une gloire personnelle ! Sans compter que le réseau de circulation des courts-métrages reste encore trop intimiste. Et Lydie qui ne venait pas me voir… quand mon attention se porta sur une annonce :
Le metteur en scène Alexandre Stuart recherche pour une adaptation très librement inspirée d’Antigone de Jean Anouilh :
_ Un comédien de 25-30 ans pour le rôle de Hémon.
Le casting se déroulera au Théâtre de l’Atelier de Paris le 12 octobre 2002.
Veuillez contacter Nadia au 01 47 56 50 42.
C’est à ce moment précis qu’une voix douce me murmura à l’oreille… "

- C’est un excellent metteur en scène... tu devrais l’appeler !
Il se retournait. C’était elle !
Un bégaiement inhabituel le prit, fort intimidé par sa soudaine présence.
- Tu, tu... tu le connais ?
- Oui, enfin... j’en ai beaucoup entendu parler. L’année dernière il a fait un carton avec une adaptation de Phèdre. Je n’étais malheureusement pas à Paris pour y aller, mais des amis m’ont dit que c’était extraordinaire ! Tu devrais prendre le numéro. Je te verrai bien en Hémon.
- Oui, moi aussi... répondit Yan encore un peu mal à l’aise.
Il n’avait jamais lu Antigone, donc il ignorait totalement à quoi ressemblait le personnage de Hémon. Il griffonna en vitesse sur son agenda le numéro de la production, il était hors de question de laisser s’enfuir cette si belle apparition.
Son assurance revenue. Il lui demanda le plus naturellement.
- Dis, tu veux un café ? Ils sont dégueulasses mais suffisants pour tenir encore les deux heures de torture qui nous attendent.
Lydie rigola et accepta avec joie...

- Et alors ? questionne Jeff qui n’a pas loupé une miette du récit de Yan.
- On a sympathisé devant ce café imbuvable. Elle m’a passé son numéro de téléphone, et on se revoit demain au cours. En plus, on est carrément voisin, elle habite rue des Taillandiers ! Juste à côté du Pause Café.
Jeff est estomaqué. Yan, d’habitude si timide avec les filles...
- Je suis sur le cul ! Si l’on m’avait dit qu’un jour, mon ami Yan, le plus grand pédéraste que le monde ait vu naître puisse tomber amoureux d’une femme ! Il faudra que tu achètes maintenant le mode d’emploi ! Je ne pense pas que ta Lydie appréciera une petite sodomie pour son premier rapport avec son bel Hémon ! Si c’est le cas, je te la pique !
- Moque-toi... j’aurai du encore me taire, je vais m’enfermer dans ma chambre pour lire Antigone. Lydie en avait un exemplaire dans son sac ! Elle a du deviner mon mensonge ! Cette fille est vraiment formidable !

Il va s’enfermer dans sa chambre, quand Jeff lui demande.
- J’ai oublié de te demander, et Marithé et Gilbert je ne sais pas trop quoi ?
- J’ai refusé. Pas cool. Je suis un artiste pas un marchand de tissu !


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