17/12/2002 - Erwan Chuberre
Chapitre 3 - Une fille formidable
Le boulevard Beaumarchais est enseveli dans la tristesse parisienne des lundis matins : le jour le plus détesté par tous les fonctionnaires et par tous les écoliers.
Yan et Jeff nen ont que faire ! Pour eux, cest un jour comme un autre, voire plus important. Cest la fin de la pause forcée du week-end de la sonnerie de leur portable. Lespoir de la convocation pour le rôle de leur vie revient à lattaque !
Yan, remis de son cauchemar, frappe à la porte de la chambre de Jeff.
- Dis, tu ne sais pas où est ma carte orange ? Je narrive pas à mettre la main dessus... jai rendez-vous avec Donia pour le boulot de vendeur dont je tai déjà parlé. Cest rue Vivienne, et je nai pas envie de marcher par ce temps.
- Non, je ne sais pas, répond la voix encore endormie de Jeff.
- Tu peux quand même regarder dans tes affaires ? On ne sait jamais...
Il va dans la salle de bain. Parfait. Il a adopté le look jeune, dynamique et propre sur soi. Le parfait vendeur de fringues branchées !
Jeff le rejoint en lui tendant un petit étui en plastique.
- Tiens, je ne sais pas comment elle a atterri dans mon sac ?
- Bizarre... effectivement. Tout comme mon paquet de clopes que tu vas me redonner. Paquet qui sest envolé dans mon sommeil... en espérant quil en reste au moins une.
- Mais oui, bien sûr ! Jen avais plus hier et javais la flemme daller jusquau tabac, sorry.
- Tu as bien fait. Mes affaires sont les tiennes ! ironise Yan.
Un échange qui nallait que dans un sens, Jeff étant fauché, sans le moindre sou. Néanmoins, ce déséquilibre ne dérangeait pas Yan qui a connu tant de fois des passages à vide comme celui que vit Jeff.
Et puis, demain, les rôles peuvent changer. Ce métier est tellement aléatoire !
Aujourdhui, il a un peu dargent grâce à une publicité pour une marque de yaourt quil a fait cet été. Trois milles euros les deux journées de tournage. Plutôt sympa. Mais, chut ! Personne ne doit le savoir. Dhabitude, aussi panier percé que Jeff, il sétait promis cette fois-ci de ne rien dire et surtout pas à ses parents qui arrêteraient sur-le-champ de lui payer ses cours de théâtre.
Son père à la retraite, ils sont pratiquement à dormir sous les ponts sil écoutait madame Cher.
Oui, avec une retraite de Général !
- Jeff, il faut que je file ! Après mon rendez-vous avec Donia, je dois aller à mes cours. Ne mattends pas pour dîner et si Ernest du Coq dor appelle, je te permets de lenvoyer sur les roses. Et ne te laisse pas impressionner ! Il doit être furax !
Jeff le rattrape avant quil ne franchisse le seuil de la porte.
- Et ta cigarette ? Je te lai gardé exprès.
- Garde là... je nai plus le temps. Noublie pas de me rappeler de te raconter mon rêve de cette nuit... perturbant ! Allez bye ! Bon sport !
*
En effet, pour combler son temps libre, Jeff est un assidu du Gymnase Club. A défaut duser ses pantalons sur les bancs des amphithéâtres des Cours Florent, il travaille son corps. Il veut être parfait le premier jour où on le filmera dans une scène damour ! Face à léquipe technique, face à ses fans, il ne faut pas décevoir.
Il pense que les cours de théâtre sont une perte de temps pour des jeunes petits bourgeois capricieux en manque doccupation
De toute manière, il a déjà tout appris plus jeune quand il faisait partie de la troupe Les petits lutins de Liffré ( une petite bourgade de gaulois bretons entre Rennes et le lac magique de Merlin lenchanteur.)
Et quand bien même il naurait pas fait partie de cette compagnie amateur
- Je suis comme Alain Delon, je suis un comédien né ! Cest un don que jai reçu à ma naissance ! Ni Gabin, ni Ventura nont suivi de cours de théâtre, et pourtant ils font partie des plus grands !
En attendant et malgré ses dons, il loupe tous les castings où il est question dun minimum de jeu dacteur... pour réussir tous ceux qui font juste appel à son côté " bimbo boy " !
Hélas, il nen existe pas assez pour vivre, et comme il na jamais cru utile de sinscrire dans une agence de mannequin (quoique avec son mètre soixante-quinze...), il rate toutes les dates de casting qui recherchent des beaux gosses.
Mais, il ne se laisse pas abattre pour autant !
Certain quil croisera un jour un grand producteur dans sa salle de sport alors quil fera ses développés couchés.
Il nen a que faire des petits ricanements moqueurs de certains abonnés qui lobservent prendre ses poses de star quand il croise son reflet musclé dans les miroirs de la salle.
Le producteur, lui au moins, ne rigolera pas. Il viendra vers lui et lui dira :
- Je vais faire de toi une Star !
En attendant cette rencontre, il consacre son temps à modeler son corps tout en entretenant une hygiène alimentaire quil aimerait sans faille : jamais dhuile, ni de surdose de beurre dans les kilos de pâtes et de riz quil mange à longueur de temps.
A côté, il essaye un maximum déviter lalcool se limitant à des petites bulles de champagne à loccasion de soirées mondaines, mais jamais de bière ( " ça donne du ventre "), ni dalcool fort ( " ça donne des bourrelets "), ni même en bon breton quil est, du cidre ( " ça donne du ventre et des bourrelets. ")
Malgré cet apparent ascétisme, une tache de goudron vient perturber son hygiène de vie : la cigarette.
Il a souvent essayé darrêter pour différentes raisons :
- le bien-être de sa peau. Il est persuadé que toutes les ridules du coin de ses yeux sont provoquées par labus de tabac.
- la surconsommation de chewing-gum à la menthe qui efface son haleine de fumeur mais qui alimente ses caries.
- lessoufflement prématuré quand il court sur son tapis. Crachant ses poumons au bout de cinq minutes, le bel Hidalgo baraqué en prend alors pour son grade !
Mais rien ny fait ! Toutes ses tentatives pour arrêter la cigarette se sont soldées par des échecs. Sans sa nicotine, il devient fou et souhaite égorger tout son entourage à cause des kilos quil prend à chaque essai. Avec comme unique consolation : la ruée sur le whisky-coca
La totale !
Il préfère donc continuer de fumer plutôt que de développer un ulcère, de devenir obèse, voire alcoolique.
Et puis, " un artiste qui ne fume pas cest comme un prof de maths sans pellicules... " Face à cette constatation que peuvent répondre ses amis ?
*
Trois cigarettes sont déjà écrasées dans le cendrier.
Yan regarde sa montre. Donia se fait désirer, elle a déjà vingt minutes de retard ! Elle lui a donné rendez-vous dans une brasserie parisienne juste à deux pas de la boutique où elle travaille, Marithé et François Girbaud.
Il est étonné que cette marque, qui avait fait un tabac dans les années quatre-vingts avec leur jean Closed, existe encore.
Il a vue sur la boutique. Oui, les gens y entrent et en ressortent avec des sachets. Donc...
En temps normal, cest tout à fait le genre de magasins quil évite comme la peste par abus de pauvreté. Il pourrait juste sacheter le porte-clefs publicitaire, le moindre tee-shirt atteignant la barre des quarante euros, sans parler des jeans hors de prix.
Ce nest pas pour lui.
Par contre, il est séduit par la grande devanture de la boutique qui a beaucoup plus de classe que la façade de son ancien poulailler.
Il se verrait bien travailler dans cette boutique, finalement...
Donia court vers lui faussement désolée.
- Yan, excuse-moi mais on avait un inventaire et jai carrément oublié notre rendez-vous ! Cest quand je suis allé aux toilettes pour faire pipi que jai pensé à toi ! Je nai pas beaucoup de temps. Jai dit à Isabelle que jallais aller acheter des cigarettes.
Yan, déjà énervé par cette longue attente, déteste son entrée.
- Ce nest pas grave. Cest quand même gentil de têtre souvenu de moi dans les toilettes. De toute façon, il fallait que je passe dans le quartier de Montergueuil... (mensonges mais il faut garder la face !).
- Ouf ! Javais peur que tu ne te déplaces pour rien ! Bon, jai parlé de toi à Isabelle.
- Et alors ? demande-t-il, en sefforçant de sourire.
Donia est gênée.
- Ben, euh... au début elle était ravie que je lui ai trouvé un nouveau vendeur, mais quand elle ma demandé ce que tu faisais avant...
- Tu lui as dit quoi ? (le sourire tombe.)
- Bien sûr, je ne lui ai pas parlé du Coq dor, tu aurais été grillé...
on ne passe pas dun resto cafardeux à une boutique de prêt-à-porter de LUXE !
" Pourquoi avoir insister à ce point sur le mot " luxe? " "
Dailleurs, il na jamais vu un cafard dans son restaurant ! Il commence à trouver son amie carrément désagréable...
- Et tu lui as dit quoi alors ?
- La vérité, que tu étais comédien...
-
?
- Je suis si navrée
mais elle a refusé de te rencontrer. Elle trouve que les artistes ne sont pas des employés solides. Ils sont parfaits jusquau jour où ils sont contactés pour un casting. Et là ! Ils disparaissent. Elle en a vu beaucoup de comédiens défiler... je suis vraiment désolée...
Yan fait mine de ne pas être vexé alors quon vient de le crucifier. Malgré une irrésistible envie de voir ce Juda en jupons dix pieds sous terre, il lui répond calmement :
- Ne tinquiète pas... de toute façon, cétait juste pour la forme. Je ne pense pas que cela maurait vraiment plu découter et de conseiller toute une clientèle de vieilles peaux liftées et capricieuses... ce nest pas dramatique...
Il lance un regard sur lhorloge de la brasserie.
- Oups ! Je dois partir. Jai un casting urgent pour un tournage à Paris du dernier Polanski. Je dois te laisser.
Donia, surprise quil parte avant elle.
- Jespère que tu ne men veux pas...
- Non, rassure-toi
tu as fait ce que tu as pu ! Et puis, jai des économies. Si je tai appelée, cétait pour saisir loccasion, maintenant je nai pas vraiment besoin de faire le vendeur pour vivre !!!
Yan jubile.
Il vient de blesser cette soit-disante amie qui ne sest même pas battue pour quil ait ce poste. Cela lui apprendra de garder son air supérieur.
Daccord, elle est vendeuse chez Marithé et François Girbaud, mais cela ne lempêche pas dêtre " aussi bien payée " que si elle bossait chez Eram ou chez André.
Encore des paroles en lair, des promesses non-tenues. Paris est championne dans ce domaine !
Il se lève et fait, à contre-cur, la bise à sa traîtresse pour filer à ce casting inventé pour la circonstance.
- Et tu me tiens au courant du casting ? Jadore Roman Polanski ! lui dit Donia avec ce ton suffisant...
" Oui, mais Roman, il ne te supporterait pas " pense Yan, encore très déçu. Il se serait tellement bien vu vendeur pour stars !
Carrément en avance sur son emploi du temps, Yan décide de se la jouer " errance dans les cafés " avant daller rejoindre les cours Florent...
Cest devant sa troisième tasse quil se retrouve dans la grande salle du Café Beaubourg, le rendez-vous des artistes parisiens.
Il a encore deux heures devant lui
Tout en regardant un peu partout pour ne pas louper un visage célèbre, Yan devant son agenda, joue à la personne overbookée qui sélectionne ses rendez-vous les plus importants alors quil fait simplement ses comptes.
" Il faut que je décroche un truc dans les trois mois à venir sinon ça va être la cata ! ", pense-t-il en regardant tous ces chiffres avec si peu de zéro derrière.
" Je sens pourtant quil va marriver quelque chose ! Mais jignore encore quoi. Je me sens différent depuis ce matin. Jai envie de rien
même pas de sexe ! Il faudrait que jappelle David, mon ami voyant. "
En attendant, il contacte sans succès les agences de comédiens où il est inscrit et passe une demi-heure avec Kevin à parler de sa nuit fantastique avec Gaétan. Kevin a remis le couvert avec son ex, laissant en plan le Pascal qui sest lamentablement endormi sur un des canapés de la boîte.
Puis, Yan qui sétait juré de ne plus lappeler, se retrouve en communication avec son troisième oeil.
- Allô ! David. Cest Yan, ça va ? Jespère que je ne te dérange pas... parfait, voilà, cest un peu bizarre à dire, mais depuis que je me suis levé jai limpression quil va marriver quelque chose. Hier, jétais en pleine forme mais aujourdhui, je me sens très proche du temps, triste et mélancolique... tu ne vois rien dans ta petite boule de cristal ? Il faut aussi que je te parle de mon rêve
okay. Là ?
je suis au Café Beaubourg... tu viens ? Cest sympa... à tout de suite !
" Je métais promis de ne plus faire appel à lui. La dernière fois quil ma fait le tarot, cétait il y a six mois, il mavait prédit le rôle de ma vie... jattends toujours ! "
Enfin
Tant que David ne lui fait rien payer, il na aucune raison de le traiter de voleur. Il est conscient des motivations du médium : coucher avec lui !
Cest sans doute pour cette raison quil lui annonce toujours de si belles choses. Il flatte son ego pour mieux se retrouver dans son lit.
A cette pensée, Yan fait une moue de dégoût et tire la langue.
" Plutôt me taper Josée Dayan ! "
Toutefois, David est toujours là quand Miss Déprime frappe à la porte de son esprit, et même si la crédibilité de ses prédilections est douteuse, David lui dit toujours des choses agréables. Il alimente ses rêves de gloire.
Cest plus bénéfique quune psychothérapie et beaucoup moins coûteux.
Paco Rabanne vient de rentrer dans le café accompagné dune girafe blonde.
" Bizarre comme couple ! Lui aussi, cest le champion de la voyance... Paris ne brûle toujours pas ! Il doit lire lavenir dans les prothèses mammaires de cette girafe... "
Son portable sonne.
Bigre ! Cest le numéro de Coq dor ! Ernest ne la pas oublié. Il est de suite basculé sur la messagerie joyeuse et chantante de Yan. Même sil nentend pas la voix antipathique de son ancien patron. Il se sent décontenancé, mal à laise.
Zut ! Paco se met à une table derrière un gros pilier. Plus aucune vision. Le bip du Nokia annonce quErnest a laissé un message. Timidement, il pose le téléphone sur son oreille.
Il est furieux !
Son message est vite effacé. Tant dénergies aussi négatives doivent être détruites ! Yan na pas tout compris aux vociférations dErnest qui devrait prendre des cours de diction.
Néanmoins, lessentiel est entendu, résumé par un mot : " viré "
Yan est soulagé. Il quitte Coq dOr sans avoir perdu une plume. Il sétait bien arrangé pour partir le dernier jour du mois, ainsi, pas de problème de salaire...
Le Café Beaubourg se remplit.
Trop de monde tue le monde. Yan est soudainement pris dune crise de spasmophilie. Il cherche en vain une bouffée doxygène ! Son cur galope dans un tunnel étroit sans trouver de sortie libératrice.
Il tente de se concentrer sur le pilier qui cache Paco. Rien ny fait ! Ses tempes semblent vouloir exploser. Il ne peut pas attendre une minute de plus.
Il règle son café, emballe rapidement ses affaires dans son sac, et sans faire attention à sa sortie, se rue sur la grande porte de lentrée pour plonger sous la pluie battante.
La fraîcheur de laverse lui éclaircit les idées. Il sallume une cigarette, il commence à se sentir mieux. Il a besoin de marcher et tant pis pour sa séance de voyance !
Le destin en a voulu autrement.
- Allô ! David... cest encore moi, désolé, mais jai du partir pour un casting de dernière minute, je te rappelle... okay, bises.
" On ne devrait jamais mentir à un voyant. Tant pis... il comprendra que jai eu besoin dêtre seul. "
David remet délicatement son portable dans sa poche. Il paraît inquiet. Il a vu Yan, paniqué, sortir du café. Il na pas essayé de le rattraper.
A quoi cela aurait-il servi de tout lui raconter ? A priori, il ne veut pas savoir...
*
Jeff est ravi de sa séance.
Sans en avoir fait des tonnes, il a travaillé ses pectoraux sous le regard admiratif dune armée de crevettes. Vraiment satisfait davoir été allumé par tous ces mecs qui nont pas ri une seule fois et qui, au contraire lont tous suivis sous les douches pour sen prendre une bien froide.
Jeff allume mais néteint jamais les feux quil provoque !
Toutefois, son potentiel séduction nest pas encore pleinement satisfait. Aussi, pour lui rajouter une couche de contentement, il décide de faire un détour par le quartier du Marais.
" Mangez-moi, mangez-moi... rien ne sert de me dévorer des yeux, vous ne maurez jamais... " chantonne Jeff gaiement.
Son narcissisme rassasié au bout de trois rues, il faut à présent quil soccupe. Il décide de prendre des nouvelles de Sophie. Son opération sest tellement bien déroulée quelle est déjà sur pied et compte bien le revoir très prochainement pour lui faire une grande surprise.
Jeff raccroche, réjoui. Cette fille ladore vraiment.
" Qui sait ? La grande surprise, cest peut-être un entretien particulier avec Alain Delon ? "
En attendant cette rencontre au sommet, la triste réalité revient au galop, il fouille dans ses poches. Pas un centime ! Avec ses Assedic qui ne tombent que dans dix jours
même pas de quoi prendre un café au Mac Do.
Il ne voit quune solution, se renseigner sur lemploi du temps de Yan.
- Tu te diriges vers la Fnac des Halles... je suis justement dans le Marais... Tu veux que je passe ? ... bon, rendez-vous devant le rayon des disques à la lettre " F " comme Mylène Farmer.
" Avec un peu de chance, il voudra acheter son dernier album ! "
*
Yan admire la dernière pochette du CD de la rouquine. Il comprend pourquoi Jeff lui a donné rendez-vous ici.
" Elle est vraiment très belle ! Si javais été une fille, jaurai voulu lui ressembler ! "
A cette pensée, Yan frémit. Plutôt mourir que de devenir une femme ! Il aime trop les hommes et sa propre virilité.
Pourtant, le temps dun éclair, il sest vu en Diva acclamée par un océan tumultueux de fans.
" Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas... " pense-t-il lair soucieux.
Jeff ne vient toujours pas.
Yan ressent une envie pressante de sallumer une cigarette. Il ne comprend pas cette soudaine nervosité qui lassaille. Fumer pour se calmer. Il souffle doucement.
Une fillette de cinq ans le bouscule involontairement. Elle se retourne et sexcuse timidement. Yan la menace du regard. La gamine, apeurée, court se réfugier dans les jupes de sa mère. Il regrette son comportement agressif.
" Elle ne la pas fait exprès ! "
Sa nervosité commence à atteindre son paroxysme, les symptômes du Café Beaubourg le reprennent : manque dair, accélération du rythme cardiaque
Il doit quitter la Fnac pour aspirer une bouffée de tabac rédemptrice.
" Tant pis pour Jeff, ça lui apprendra de me faire attendre ! Et de toute manière, je ne laurai pas vu longtemps, le temps de prendre le métro et je commence mes cours ! "
*
Les cours Florent.
" La plus grosse arnaque du monde du théâtre " admet Yan en se dirigeant vers sa classe.
Sil a choisi ses cours, ce nest pas pour la qualité des cours qui se limitent à faire beugler des élèves tout en se prenant pour des poubelles.
Non, il a opté pour Florent car ils ont un fichier de casting impressionnant et quils jouissent encore dune excellente image dans le milieu du cinéma.
Quant aux élèves, le jugement de Jeff nest pas faux. La majorité sont des petits bourgeois qui, à défaut de ne pas être de futurs médecins ou des avocats, veulent prendre du bon temps et surtout se trouver un beau pseudo qui fassent " star ! "
Avant même davoir participé à un tournage, ne serait-ce que pour faire de la figuration, ils ont déjà leur nom doiseau...
- Vous faîtes quoi dans la vie ?
- Oh ! Je mappelle Hélène Dumonteil et je suis comédienne. (alors quelle sappelle Babette Maupu et quelle vient de sinscrire en première année aux Cours Florent. )
Ca jette !
Il ne leur reste plus quà signer leur contrat et à inscrire leur pseudo sur la liste des nominés dans la catégorie " Jeunes espoirs " des Cesar.
Côté style, attention ! Une future star ne ressemble pas à la boulangère du quartier ! Non. Les filles ont toutes pour modèle Lou Doillon ou Virginie Ledoyen, quant aux garçons, la préférence va vers Johnny Depp ou de façon plus locale, Yvan Attal.
Des véritables petites machines à succès dénuées doriginalité... et souvent de talent : la majorité de ces apprentis comédiens dégage autant de charisme quune Valérie Kaprisky (une actrice oubliée des années quatre-vingts) ou quun Aziz ( le copain de Jean-Claude Van Damme du Loft !)
Yan fait donc cavalier seul.
Il ne souhaite pas se mélanger aux autres élèves qui lui doivent le respect ! Un respect pour ce comédien qui, pour se nourrir, a du se plier à accumuler des cachets de pot de fleurs qui ne lenchantaient guère. Plus ces figurations défilent et plus elles lui sortent par le nez !
Attendre des heures le bon vouloir des équipes techniques, des comédiens et du metteur en scène, être le larbin du cinéma. Trop peu pour lui !
Il a réussi une seule fois à décrocher un petit rôle de journaliste dans un téléfilm français. Un souvenir au goût de moutarde piquante !
Durant le tournage, Yan nageait dans le bonheur.
Tout le staff était si charmant avec lui. La coiffeuse et le maquilleur lentouraient de tous leurs soins, et au chaud dans la caravane, il attendait de pouvoir faire sa prestation en répétant son texte si bien écrit :
- Encore une question !
Ce nétait pas grand chose, mais pour Yan, cétait énorme ! Les spectateurs allaient enfin entendre le son de sa voix !
Résultat du téléfilm :
- A son passage, le réalisateur a voulu provoquer un effet artistique qui le rendait tout flou à lécran.
- Sa phrase coupée en deux, mais répétée trois fois, soit: " encore une question, encore une question, encore une question... "
Le comédien qui avait prévenu tout le monde... ne garde pas un très bon souvenir de cette expérience. A oublier !
Ce nest pas important. Dans ce métier, il faut rester tenace et surtout ne pas céder ! Quand on a la foi, tout peut arriver
Il nabandonnera jamais. La preuve, il est assis sur le banc dun amphi entouré de futures stars !
Rachel, leur professeur, une ex soixante-huitarde aux cheveux graisseux et à la peau saccagée par lacné est en retard. Les élèves en profitent pour caqueter.
" Après le Coq dor, les poules... " râle Yan qui narrive pas à se calmer depuis lépisode du café Beaubourg.
Sa réputation à garder son calme à toute épreuve en prend un coup. Tout lénerve !
Un bruit commence à circuler parmi les élèves... une nouvelle élève devrait arriver. Cette venue expliquerait le retard de Rachel.
- Cest scandaleux ! elle naura même pas passé laudition pour rejoindre les cours ! clame Justine, la petite souris grise du groupe.
- Oui, on sest donné assez de mal ! surenchérit Kamel, un illettré notoire et dénué dhumour qui se prend pour Jamel Debouse.
" Ils se sont donnés assez de mal pour une pseudo audition de convenance que même Jeff aurait pu passer avec réussite ! " songe Yan en enlevant son pull. Sa nervosité sest estompée pour céder la place à une grosse vague de chaleur.
Au bout de quinze minutes, Rachel se décide enfin à entrer dans la salle de cours, accompagnée par une jeune femme à la beauté époustouflante. Yan, sous le choc, sue de plus belle. Sil sécoutait, il se mettrait torse nu.
- Cette fille est un enchantement se dit-il tout bas. Mais, jai limpression de lavoir déjà vu quelque part ?
Rachel ne lui laisse pas le temps de réfléchir, elle commence.
- Bonjour à tous, et dabord, excusez-moi pour ce retard. Jespère que vous avez passé un bon week-end ! Voilà, nous avons à partir daujourdhui une nouvelle élève qui va, comme la coutume le veut, se présenter devant vous...
La jeune femme savance sur le milieu de la scène, offerte à tous ces regards remplis de désir pour certains et de jalousie pour dautres. La lumière des spots embrassent littéralement sa gracieuse silhouette.
Dune voix très assurée et mélodieuse, elle commence.
- Bonjour, je mappelle Lydie. Jai dix-neuf ans et je viens de Montpellier. Je suis montée à Paris pour être comédienne. Jai débuté le théâtre au sein dune troupe amateur tout en commençant un DEUG de lettres modernes que jai vite stoppé pour me consacrer à cette passion.
Elle termine sa phrase par un sourire charmeur.
Toute lassistance, même les plus sceptiques, reste bouche bée, hypnotisée par cet Etre de lumière.
Rachel rompt ce silence déglise pour lui demander ce quelle aime en dehors du théâtre.
- Oh ! Jaime trop de choses pour toutes les énumérer. Elle réfléchit. Disons que ce que je préfère, cest lécriture dOscar Wilde, les mots de Rimbaud, le mystère de Greta Garbo et la tristesse de Barbara. En matière de cinéma, jaime Lynch et Lars Von tiers. Tous les films dérangeants et sulfureux. Jaime le mystère, oui surtout le mystère
Yan reste suspendu à ses lèvres sans pouvoir cligner des yeux de peur quelle ne disparaisse. Il est transporté par les paroles de Lydie qu il aurait pu prononcer.
Elle est comme lui !
Le reste du cours fut sans intérêt.
La petite souris grise la ramené à la triste réalité en ramant pendant une heure sur deux répliques de Molière.
" Retourne donc dans ton laboratoire pour être enfin utile à lhumanité ! "
Lydie sest juste assise devant lui. Il savoure le parfum de cette longue chevelure dor. Son trouble ne cesse de samplifier. Cette chevelure ne lui est pas étrangère
Et pourtant, chose étrange, son radar reste muet face à ce désir naissant. Il revoit dans sa tête défiler le remake du film Je taime moi non plus. Lui endosserait le rôle de Joe Dallassandro et Lydie deviendrait son Johnny Jane...
Il était pressé de lapprocher, détablir un premier contact. Il fallait coûte que coûte quil arrive à parler à cette fille lors de la pause.
Tant pis pour le passage obligé aux toilettes, il se retiendra !
*
- Jeff, si tu lavais vu ! Elle est dune beauté inouïe ! Ta Loana peut aller se rhabiller avec ses seins en plastique !
- Oui, mais elle, elle ne maurait pas posé de lapin à la Fnac ! Je tai attendu au moins une demi-heure ! se lamente Jeff
et je ne parle pas des nombreux messages que jai laissés sur ton portable !
Ses commentaires agacent Yan.
- Je te parle dune fille formidable, et toi, tu me parles dun rendez-vous loupé ! Daccord, je nai pas été sympa, mais jai été pris dun malaise, il faut me comprendre.
Même si Jeff na pas lair convaincu, il sera grand seigneur et lécoutera sans faire la tête.
Il faut dire quil navait jamais vu son ami aussi émoustillé à la suite dune rencontre. Avec une femme, en plus !
Il est assez excité den savoir plus.
- Okay, donc tu as rencontré une fille formidable à tes cours ?
- Oui, si tu lavais vue, tu aurais aussi flashé ! Quand elle est apparue, je suis retombé en enfance, à lépoque où les Sylvidres me fascinaient plus quAlbator !
Perplexe, Jeff répond.
- Ah bon, tu préférais les Sylvidres, toi ? Moi, cétait plutôt Albator, comme quoi
- Mais, laisse-moi te dire le plus hallucinant ! Quand je lai vu, jétais certain de lavoir rencontré quelque part ! Je ne savais plus où ? Alors quand elle sest présentée et quelle a dit quelle venait de Montpellier. Je me suis dit que cétait impossible ! Jamais je nai mis les pieds là-bas ! Donc, jai réfléchi
Encore et encore en regardant sa chevelure pendant que lautre débile faisait son numéro
Et, jai trouvé !
- Ah oui
et tu la connais doù ? demande Jeff surpris.
- De mon rêve ! Oui, je lai rencontrée dans le rêve que jai fait cette nuit !!! Enfin, cétait plutôt un cauchemar de zombis
jusquà ce quelle arrive pour me sauver ! Cétait bien elle ! Je lai rêvée ! Cest extraordinaire, non ?
Jeff reste sceptique. Oui, cétait tellement extraordinaire que Yan devait avoir le cerveau en dérangement ! Mais il ne veut pas le contrarier, son ami prend tellement ses rêves pour des réalités !
- Bon, okay
cette fille, tu las vu dans ton rêve. Soit
mais tout ça nenlève pas le détail technique le plus important.
Yan est étonné. Il parle de surnaturel, de magie et Jeff lui parle de technique !
- Et cest quoi " le détail technique " ?
- Cest une femme, Yan ! Donc, si cest une femme, elle a des attributs de femme. Tu me comprends ? Ou il faut que je te fasse un dessin ?
- Et alors ?
Jeff éclate dun rire moqueur.
- Tu naimes pas les femmes ! Et malgré toutes ses belles théories sur le fait que lon puisse tomber amoureux de la personne et non pas du sexe. Je doute pour toi que tu puisses faire abstraction de son absence totale de pénis entre les jambes ! Je commence à te connaître ! Me trompe-je ?
Un court malaise sempare de Yan.
Décontenancé, il rétorque :
- Oui, peut-être mais cette fille nest pas comme les autres !
- Pourquoi, elle est opérée ? plaisante Jeff.
- Nimporte quoi ! Il ny a pas plus femme que cette douce Lydie.
- Lydie ? ... comme la Lydie des L5 ? Et alors, tu lui as parlé ? demande-t-il plus sérieusement.
- Oui, jai profité de la pause pour laborder, laisse moi te raconter
" Tous les élèves se sont groupés autour delle, devenue la curiosité de la soirée. Elle répondait patiemment à toutes les questions qui fusaient. Je ne savais pas comment faire pour me laccaparer, rien que pour moi. Quand une idée me vint : faire mine de lignorer, elle viendra delle-même. Je me suis dirigé vers le panneau des annonces de casting. Jamais je navais décortiqué ces annonces avec si peu dintérêt, la plupart des offres étant destinées à des tournages démissions télé en tant que public. Non, merci ! Je lai déjà fait. Des erreurs à ne pas renouveler. Pour quon me dise des semaines après, " Hey ! Je tai vu dans lémission de variété de machin-truc. Tétais ridicule à danser sur La bonne du curé dAnnie Cordy... " Non, trop peu pour moi ! Néanmoins, il y avait des offres intéressantes pour participer à des courts-métrages mais je ne peux plus me permettre de perdre des journées à tourner gratuitement pour une gloire personnelle ! Sans compter que le réseau de circulation des courts-métrages reste encore trop intimiste. Et Lydie qui ne venait pas me voir
quand mon attention se porta sur une annonce :
Le metteur en scène Alexandre Stuart recherche pour une adaptation très librement inspirée dAntigone de Jean Anouilh :
_ Un comédien de 25-30 ans pour le rôle de Hémon.
Le casting se déroulera au Théâtre de lAtelier de Paris le 12 octobre 2002.
Veuillez contacter Nadia au 01 47 56 50 42.
Cest à ce moment précis quune voix douce me murmura à loreille
"
- Cest un excellent metteur en scène... tu devrais lappeler !
Il se retournait. Cétait elle !
Un bégaiement inhabituel le prit, fort intimidé par sa soudaine présence.
- Tu, tu... tu le connais ?
- Oui, enfin... jen ai beaucoup entendu parler. Lannée dernière il a fait un carton avec une adaptation de Phèdre. Je nétais malheureusement pas à Paris pour y aller, mais des amis mont dit que cétait extraordinaire ! Tu devrais prendre le numéro. Je te verrai bien en Hémon.
- Oui, moi aussi... répondit Yan encore un peu mal à laise.
Il navait jamais lu Antigone, donc il ignorait totalement à quoi ressemblait le personnage de Hémon. Il griffonna en vitesse sur son agenda le numéro de la production, il était hors de question de laisser senfuir cette si belle apparition.
Son assurance revenue. Il lui demanda le plus naturellement.
- Dis, tu veux un café ? Ils sont dégueulasses mais suffisants pour tenir encore les deux heures de torture qui nous attendent.
Lydie rigola et accepta avec joie...
- Et alors ? questionne Jeff qui na pas loupé une miette du récit de Yan.
- On a sympathisé devant ce café imbuvable. Elle ma passé son numéro de téléphone, et on se revoit demain au cours. En plus, on est carrément voisin, elle habite rue des Taillandiers ! Juste à côté du Pause Café.
Jeff est estomaqué. Yan, dhabitude si timide avec les filles...
- Je suis sur le cul ! Si lon mavait dit quun jour, mon ami Yan, le plus grand pédéraste que le monde ait vu naître puisse tomber amoureux dune femme ! Il faudra que tu achètes maintenant le mode demploi ! Je ne pense pas que ta Lydie appréciera une petite sodomie pour son premier rapport avec son bel Hémon ! Si cest le cas, je te la pique !
- Moque-toi... jaurai du encore me taire, je vais menfermer dans ma chambre pour lire Antigone. Lydie en avait un exemplaire dans son sac ! Elle a du deviner mon mensonge ! Cette fille est vraiment formidable !
Il va senfermer dans sa chambre, quand Jeff lui demande.
- Jai oublié de te demander, et Marithé et Gilbert je ne sais pas trop quoi ?
- Jai refusé. Pas cool. Je suis un artiste pas un marchand de tissu !
Réagir à ce texte (e-mail à l'auteur) :
|