28/02/2003 - Philippe Lugrin
Quazarus - Chapitre 6



— C’est aberrant !
— J’abonde dans ce sens !
— Moi aussi !
— Allons, Mesdames et Messieurs, un peu de silence je vous prie. Il y a dans cette salle les meilleurs scientis de tout le système géant d’Atar et même de certaines galaxies voisines. Vous êtes tous d’éminents spécialistes dans vos domaines respectifs. Cependant, j’ai exposé à Krell la théorie du Major Valkovir ici présent. Son analyse a abouti à une probabilité d’exactitude de 30%. Et 30% de probabilités méritent que l’on s’y attarde. Je vous demanderais donc de prendre au sérieux cette hypothèse… à moins que le Capitaine Tananga n’ait changé d’avis depuis tout à l’heure. Alors analyste, avez-vous changé d’idée… est-ce une arme ?
— Non, je suis catégorique, il ne peut s’agir d’une arme. L’énergie nécessaire à son fonctionnement serait inconcevable ! Et malgré tout ce qui a été dit dans cette salle, je maintiens mon affirmation de tout à l’heure. S’il s’avérait que la théorie du Major se révéla exacte, cette « bulle » comme il l’a si bien nommée n’est en aucun cas une arme.
— Merci Capitaine, Scienti Naudanlhia, cette anomalie cosmique à laquelle nous sommes confrontés peut-elle être d’origine artificielle ?
— Je ne pense pas Amiral. Comme l’a très justement souligné l’analyste militaire Tananga, l’énergie nécessaire à son fonctionnement serait beaucoup trop importante et quels êtres intelligents auraient eu les moyens et la technologie leur permettant de concevoir une telle chose. Même les Krells, qui font pourtant office de référence dans l’univers connu, n’ont jamais réussi à mettre au point quelque chose de semblable.
— Je vous remercie.

Elle n’avait pas dû dormir beaucoup non plus mais elle était redevenue elle-même et cela me réjouissait.

— Puis-je prendre la parole un instant ?
— Bien entendu !

Orimh n’avait prononcé aucune paroles jusqu'à maintenant, il s’était contenté d’écouter. Je l’avais longuement observé et pas un instant son visage n’avait exprimé de sentiment. Il était resté là, impassible spectateur des joutes oratoires parfois intenses auxquelles s’étaient livrés les quarante-trois scientis présents à bord.

— La possibilité d’un élément naturel n’a été que brièvement évoquée. Mais pourquoi ne serions-nous pas les victimes bien involontaires d’un phénomène astral dont nous ignorons tout ? L’univers a encore bien des secrets à dévoiler et nous les lokiriens sommes bien placés pour le savoir. Nous qui l’explorons depuis des temps immémoriaux. Nous en avions déjà découvert de nombreux alors que les Krells n’en étaient qu’à leur premier stade de développement. Je vous saurais gré de ne pas négliger cette option.

Cette intervention relança le débat de plus belle. Je les laissais discuter jusqu’à ce que j’aperçoive un jeune homme qui levait sa plastofeuille pour demander la parole. C’était la première fois qu’il intervenait mais son visage m’était familier. Les éclats de voix s’estompèrent et je la lui donnais.

— Silas Bechlatt, spécialiste espace-temps, j’aurais une question pour l’assemblée tout entière, vous y compris Commandeur.

Ça me revenait maintenant, Silas Bechlatt, jeune prodige de Chalhentir dans le système Auriga. A quatorze ans, il étudiait l’astrophysique au Grand Dôme du Savoir d’Atariss où il fut reçu avec mention. A seize ans, il excellait dans le domaine de la science spatio-temporelle, c’était un véritable génie de seulement vingt-deux ans !

— Nous vous écoutons.
— Quelqu’un a-t’il une explication à me fournir au sujet du compteur temps galactique ?
— Que voulez-vous dire ?
— Vous permettez… Krell, affichage du CTG s’il te plaît.

Derrière moi, le grand écran plasmatronique s’illumina et dévoila les chiffres bleu clair du compteur temps galactique. Ceux-ci indiquaient toujours – 9999999999.
Un murmure parcourut l’assemblée.

— Les experts se sont déjà penchés sur le problème, ils ont conclu à une défaillance temporaire du système causée par la traversée du trou noir.
— Je ne mets nullement en doute l’avis de vos experts Amiral, car il est vrai que le système peut connaître une défaillance passagère imputable, dans la plus part des cas, à une traversée de trou noir ou à une vitesse disto excessive. Mais ce dérèglement n’a jamais, à ma connaissance, excédé une dizaine de minutes. Alors que là, le problème dure depuis plus de 180 heures ! J’avoue que comme tout le monde, je ne m’en serais pas préoccupé outre mesure si je n’avais pas eu besoin de le consulter à des fins de calculs.
— Vous pensez donc qu’il y a une corrélation entre le CTG et l’endroit où nous nous trouvons actuellement ?
— Dès notre situation connue, je me suis livré à toute une série d’analyses. Mais j’ai eu beau tourner et retourner le problème dans tous les sens, la conclusion à laquelle j’arrivais était toujours la même. J’ai eu tellement de peine à croire le résultat que mon holocalculateur me montrait, que je me suis cru victime d’une hallucination ! (son ton se fit brutalement plus grave.) Honorables et respectés Scientis, cette découverte va provoquer l’effondrement de plusieurs règles scientifiques pourtant parfaitement établies. Notre façon d’aborder certains problèmes va en être affectée à tout jamais !

Je constatais que son teint était devenu très pâle, il avait l’air bouleversé. Le jeune scienti, si sur de lui quelques instants au paravent, avait cédé sa place à un homme hésitant, presque terrifié par ce qu’il avait découvert. Ce changement d’attitude ne passa pas inaperçu au près des autres scientis et quelques rumeurs parvinrent jusqu'à moi. Je l’encourageais à poursuivre :

— Et bien Scienti Bechlatt, nous sommes impatients d’en savoir plus ! Faites-nous donc part de votre hypothèse.
— Je… j’ai bien peur que cela soit plus qu’une hypothèse Monsieur.
— Allez-y ! Nous vous écoutons.
— Je pense… que l’Ataraxia a été victime d’une faille spatio-temporelle, qui l’a ramené à une période antérieure à la naissance de l’univers…
Des sourires commençaient à se dessiner sur les lèvres.
— En d’autres termes, Commandeur, la question a se poser n’est plus « où sommes-nous ? », mais plutôt « QUAND sommes-nous ? ». Et la réponse est : Nous sommes avant le Commencement ! Car nous avons remonté le temps !

Un éclat de rire général secoua la salle. Et moi-même j’eus du mal à me retenir. Seule Vanhéa sembla garder son sérieux. Les commentaires fusèrent de tous côtés :

— Remonté le temps ! Ah ! Ah ! Nous avons remonté le temps ! !
— C’est totalement fantasque !
— Je n’ai jamais rien entendu d’aussi stupide !
— Moi non plus !
— Je crois que ce jeune scienti devrait éviter l’holobibliothèque à l’avenir, ce serait plus prudent !
— Oui, à force de lire n’importe quoi, le cerveau ramolli !
Il se défendit du mieux qu’il pût :
— Mais pourtant… je suis sûr de ce que j’avance !
— Foutaises ! on ne peut remonter le temps aussi loin, il s’agit d’une impossibilité scientifique !
C’en était trop pour Silas qui cette fois, rouge de colère, répliqua sèchement :
— Je vous prouverais le contraire Scienti Tsahan !
Celui-ci se leva d’un bond, pointant son index sur Silas.
— Quelle impudence jeune homme ! Savez-vous à qui vous parlez ?
— Parfaitement ! Je parle à un vieux scienti borné qui a peur qu’une découverte sans précédent vienne dérégler ses petites habitudes !
— Le Grand Dôme du Savoir ne vous a pas appris la politesse jeune homme ! Vous feriez mieux de retourner à vos études ! Nous sommes là pour résoudre un problème grave. Pas pour écouter une théorie fantaisiste !
— Elle n’est pas fantaisiste ! Au contraire et…
— Il suffit ! Je ne veux pas en entendre davantage !
Il était grand temps pour moi de calmer une fois encore les débats.
— Allons… allons un peu de calme ! Tsahan asseyez-vous s’il vous plaît.
— Mais ce petit impertinent…
— J’ai dit asseyez-vous !

Le calme finit par revenir au bout de quelques instants. Je jetais un regard furtif à Vanhéa qui me gratifia d’un sourire.

— Scienti Bechlatt. Tout… tout ceci paraît vraiment incroyable… Bien sûr, nous savons tous que l’espace–temps est une donnée essentielle de la navigation stellaire. Il est vrai que nous nous déplaçons dans le temps, lorsque nous croisons d’une galaxie à l’autre. Mais un saut temporel de cette ampleur est tout bonnement inconcevable ! (Tsahan affichait à présent une moue satisfaite) Il faudrait que nous ayons traversé des millions de continuums et des milliards de galaxies pour nous retrouver là où vous prétendez que nous sommes. Et ça vous aurez du mal à me le faire admettre désolé ! (Tsahan avait retrouvé toute sa suffisance. Mais son sourire se figea bientôt.)… Cependant, il m’a semblé vous entendre dire que vous pouviez prouver ce que vous avancez, c’est bien cela ?
— D’une certaine façon… oui.
— Parfait ! Alors allez-y ! Prouvez-nous que vous avez raison !

Il se trouvait à nouveau dans son élément et en un instant sa confiance fut revenue.

— … À quoi vous font penser les chiffres affichés sur cet écran ?
— … À une horloge en panne, je ne vois pas là de quoi s’inquiéter.
— Et vous avez en partie raison ! Sauf qu’un chronodex ne… Bah ! une démonstration vaut mieux qu’un long discours… Permettez…
Tout en parlant, il m’avait rejoint derrière le pupitre en plastoverre noir brillant qui faisait face à l’assemblée.
— Krell, commute sur l’horloge chronodex de bord s’il te plaît. Uniquement heures, minutes et secondes. Ce sera suffisant.
L’affichage vira du bleu au noir indiquant : +08h53. Le temps s’écoulait normalement : 57… 58… 59… +08h54.
— Maintenant Krell affiche le CTG en parallèle.

L’afficheur de l’écran plasmatronique se scinda en deux et les chiffres bleus du compteur temps galactique réapparurent.

— Merci Krell, à présent, simule les pannes d’affichages possible du chronodex de bord je te prie.

Les secondes s’arrêtèrent puis l’affichage se modifia : Arrêt total, barre manquante, rythme trop élevé, trop lent, etc. En tout une quinzaine de pannes différentes furent simulées, accompagnées à chaque fois par un taux de probabilité. Enfin, notre horloge de bord retrouva son aspect initial, il était +08h56.

— Bien, procède de la même manière avec le CTG. Chers collègues faites bien attention à ce qui va suivre : Active la simulation, intervalle cinq secondes.

Le Super-Cerveau recommença à afficher les erreurs possibles. À la fin de la démonstration les scientis montraient des signes de perplexité.

— Vous avez certainement remarqué que la panne au taux de probabilité le plus élevé est la numéro 11 avec 93%. Krell, réaffiche l’erreur 11.

Les chiffres changèrent à nouveau et affichaient: 888888

— Ceci est la panne la plus classique, vous en avez tous, une fois ou l’autre, fait l’expérience avec vos propres chronodexs. Elle arrive loin devant les quatorze autres possibilités. Donc, sur la base d’un raisonnement mathématique, le CTG, s’il s’avérait qu’il soit effectivement HS, devrait nous montrer la même chose que ce qui est affiché en ce moment même sur vos écrans et derrière moi.

Ils ne purent qu’acquiescer. Mais, ils n’en abandonnèrent pas pour autant leur scepticisme et c’est ce moment que choisi un des plus respecté scientis pour intervenir :

— Vous semblez oublier que le système CTG fonctionne sur une base quintidimentionnelle. L’erreur ne s’applique donc pas. On ne peut comparer un simple chronodex à un compteur temps galactique !
— Honorable Nalhrod, votre remarque est pertinente ! Mais puis-je me permettre de vous informer à ce sujet. Voyez-vous, seul le système de calcul est différent. Les composants d’affichage sont les mêmes. Je puis même vous dire que c’est la Spadex, l’une des plus réputée compagnie d’Isirios qui les fabrique. Je vous rassure respecté confrère, en premier lieu, j’ai eu le même raisonnement que vous. Puis, j’ai vérifié sur les schémas techniques que les hommes de la maintenance ont gracieusement mis à ma disposition et là…

Ne sachant que rétorquer, Nalhrod regagna son siège.

— Si vous le permettez, je vais reprendre. Lors de la simulation, n’avez-vous pas êtes interpellés par un détail pour le moins curieux ? … Non !?

Une grande majorité des scientis, pour ne pas dire tous les scientis, secouèrent négativement la tête. Excepté Vanhéa qui semblait fascinée par les propos de Silas Bechlatt. Pour ma part, je me contentais d’écouter attentivement.

— Je suis navré de le dire mais, vous me décevez beaucoup ! Krell, repasse sur le CTG uniquement merci. Je vous aurais crus plus observateurs. (il pesa ensuite chacun de ses mots.) N’avez-vous pas remarqué, que pendant la démonstration, à aucun moment, je dis bien aucun, la soi-disant panne du CTG n’est apparue ! Vous pouvez vérifier et revérifier… ce que je ne me suis pas privé de faire à maintes reprises. Jamais… cette erreur ne s’est affichée…

Un silence de mort plana sur tous les Scientis assis derrière leurs tables individuelles.

— Voilà pourquoi ce nombre, assorti du sigle mathématique moins, doit tous nous interpeller. Car sa signification va au-delà de notre entendement.

Les visages étaient livides et moi-même, je me sentais déstabilisé par ce que je venais d’entendre.

— Et voilà pourquoi cette théorie qui vous paraissait, il y a peu, si risible et fantaisiste… ne déclenche plus en vous, la moindre once d’hilarité.

Je ne savais que penser. La démonstration de Silas était certes convaincante. Mais les perspectives qu’elle ouvrait étaient tellement extraordinaires que j’avais du mal à les assimiler. En plus de cela, il y avait l’hypothèse de la « bulle » spatio-temporelle à prendre en considération. Depuis le rapport du Major Valkovir, j’avais fait envoyer plusieurs séries de sondes Nova effectuer des repérages, au-delà de la de la limite que représentait la perte du signal de relèvement par les pilotes de l’escadrille Saphir.
Six cent mille kilomètres de plus pour être exact. Mais, bien que programmées pour faire demi-tour une fois cette distance atteinte, aucune n’était encore rentrée jusqu'à présent. À court d’arguments, je décidais de lever la séance.

— Merci de nous avoir fait voir notre situation sous un jour nouveau scienti Bechlatt. Je pense qu’il y a maintenant suffisamment de matière à utiliser comme base de travail. Nous allons donc ajourner cette réunion et je vais vous laisser commencer vos recherches. Une chose encore : Je voudrais que chaque groupe informe les autres sur l’avancée de ses travaux, car je tiens a vous rappeler ceci : Il n’est point ici question de prestige, l’individualisme est à bannir, nous sommes tous embarqués sur le même navire et ce n’est qu’en travaillant de concert qu’une explication et la solution qui en découlera pourra voir le jour. Ce sera tout, merci beaucoup.

J’avais conclu de manière banale. Ce n’est qu’une fois la salle vide, alors que mon regard s’était arrêté sur ce nombre inexorablement figé, dont la couleur se reflétait sur mon visage et sur le pupitre, que je mesurais la portée des paroles de Silas Bechlatt !

— Fin du journal de Keldan. Plus aucune entrée depuis hier. Dois-je amorcer une mise à jour ?
— Non Krell, ce ne sera pas nécessaire pour l’instant.

L’Amiral Keldan d’Atariss resta encore un long moment assis, son regard fixant un point imaginaire au-delà du moniteur plasmatronique. Il se demandait quel avenir il pourrait donner à ce fils qu’il prendrait dans ses bras d’ici quelques mois, si d’aventure Silas Bechlatt devait avoir raison.

— Amiral, puis-je faire une suggestion ?
— Je t’écoute.
— Il serait judicieux de lever la sanction imposée au Capitaine Bergman, sa responsabilité n’étant pas engagée comme je vous l’ai déjà démontré a plusieurs reprises.

Il n’y avait rien à redire à cette suggestion et la première chose qu’il fit en quittant « le Cerveau » fut de se rendre directement dans les quartiers de Bergman. Deux gardes armés se tenaient immobiles de chaque côtés de la porte coulissante. Curieusement, celle-ci était ouverte. Martin Bergman confortablement installé dans son fauteuil, visionnait un holofilm lorsque l’Amiral Keldan déboucha du turbolift. En apercevant leur commandant en chef, les deux cerbères se raidirent au garde à vous. Le Commandeur leur adressa quelques mots et les congédia. Puis, passant la tête dans l’encadrement :

— Capitaine Bergman… je peux entrer ?

Celui-ci sans prendre la peine de lever les yeux de son projecteur holo lui répondit par l’affirmative.

— Je suis passé vous dire que vous pouvez regagner votre poste sur la passerelle. Je lève la sanction à votre encontre et ceci avec effet immédiat.

Bergman stoppa la projection et leva enfin les yeux sur Keldan.

— Ah non ! C’est trop facile ! Vous pensez qu’il vous suffit de débarquer comme ça et de me dire que ma « punition » est levée, pour tirer un trait, alors que j’ai été accusé à tort !
— Capitaine Bergman, si je suis venu personnellement vous signifier votre réintégration dans vos fonctions, c’est également afin de m’excuser auprès de vous de n’avoir pas pris en compte les conclusions de Krell, qui vous mettaient hors de cause et ceci dés le départ. J’ai commis là une regrettable erreur et … je m’en excuse. Il est bien clair qu’à notre retour, je ne mentionnerai pas votre initiative dans mon rapport.
— Merci, mais… quel optimisme ! Qu’est-ce qui vous fait croire que nous allons rentrer chez nous ?
— J’ai foi en mon équipage…

Il fallut une bonne vingtaine de secondes à Bergman pour se décider.

— D’accord ! J’accepte vos excuses. Tant il est vrai que la situation n’était pas des plus claires à ce moment-là.
— Je vous rassure, la situation n’est pas beaucoup plus claire qu’il y a quelques jours. Des hypothèses et des théories, voilà tout ce que nous avons pour le moment. J’ai envoyé une quatrième série de Nova modifiées afin d’essayer d’en savoir plus. Elles sont parties depuis une dizaine d’heures et devraient être de retour dans autant. Mais… selon toute probabilité… elles ne reviendront pas… comme les autres…
— Tout a toujours été une question d’estimation, Amiral. D’ailleurs, selon la mienne, il est temps que je rejoigne mon poste sur la passerelle afin de relever le Commandant de Danwell. Alors si vous le permettez…
— Je vous accompagne.

Keldan était soulagé, l’incident semblait oublié et les deux hommes arrivèrent de concert dans le poste de commandement, au grand étonnement de Cyruss.

— Pas encore de signal ?
Il avait posé la question plus par routine qu’autre chose car il en connaissait déjà la réponse. L’officier de détection l’ayant parfaitement compris, sourit avant de répondre.
— Non Monsieur, rien pour le moment.
— Cyruss, à quelle heure se termine votre quart ?
— Dans une vingtaine de minutes. Pourquoi ?
— Ce sera suffisant. Suivez-moi, je voudrais vous entretenir en particulier.
— À vos ordres.
— Capitaine Bergman, je vous confie la passerelle.
— Bien Monsieur.
Juste avant de sortir, il murmura quelque chose à l’oreille de celui-ci :
— Évitez les initiatives quelque peu inconsidérées Capitaine ! (il accompagna sa phrase d’une tape sur l’épaule.)
Bientôt, Cyruss Danwell et Keldan d’Atariss se retrouvèrent dans le bureau de ce dernier.
— Asseyez-vous Commandant.
— Merci.
— Vous buvez quelque chose ?
— Non, merci Amiral.

Keldan se dirigea vers son bar et, après avoir hésité quelques instants, se servit un verre de jus d’ogun. Ces grands arbres qui ne se trouvaient que sur la planète Afoltir, produisaient des baies multicolores dont le goût fruité n’était pas sans rappeler l’ananas terrien. Additionnée de quelques glaçons, cette boisson était des plus rafraîchissantes.
Du fond de la pièce il s’adressa à Cyruss :

— Décidément, je ne me doutais pas que ce bar était aussi bien achalandé ! Vous êtes sûr de ne rien vouloir ?
— Non merci, vraiment.
— Tant pis pour vous !
Tout en revenant vers son bureau, il changea de ton et redevint sérieux :
— Commandant, nous avons assez patienté, nous passons à la phase deux.
Celui-ci eu du mal à cacher son étonnement :
— Mais ! Ne devrions-nous pas attendre le retour des Novas ?
— Elles ne reviendront pas, je ne me fais aucune illusion là-dessus. Les androïdes sont-ils prêts ?
— Pas encore, la cybernétique rencontre quelques problèmes pour les reprogrammer. Ils seront prêts dans quarante-huit heures.
— Ce délai ne me convient pas ! Donnez-leur vingt-quatre heures !
— Je pensais bien que vous ne seriez pas satisfait, aussi leur ai-je déjà signifié que c’était trop long.
— Bien…
— Mais ils n’en ont pas démordu et pour finir, nous avons coupé en deux. Je leur ai accordé trente-six heures.
— Bon… puisque l’on ne peut faire autrement… je m’en accommoderais.
— Cependant, je crois que ce que nous faisons est inutile…
— Que voulez-vous dire ?
— En partant du principe que toute électronique est perturbée une fois une certaine distance atteinte, je doute que l’envoi des androïdes serve à quelque chose. Regardez les sondes Nova. C’est presque ce qui se fait de mieux en matière d’intelligence artificielle, elles sont tellement faciles à programmer et leurs possibilités sont si étendues… pourtant elles ne sont pas revenues…
— Je vous le concède. Bien ! Je vais réfléchir à la question. Vous pouvez disposer Commandant.

Il ne voulait pas en parler immédiatement à Cyruss, mais il avait déjà envisagé l’étape suivante : Envoyer deux volontaires tenter de retrouver les sondes et par la même occasion une éventuelle sortie.
Immédiatement après le départ de son second, il consulta les listes d’équipage afin de connaître le nom du chef des pilotes. Il désirait s’entretenir avec lui afin que celui-ci puisse le conseiller au mieux dans le choix des hommes, qui se porteraient volontaires pour cette si dangereuse mission. Cela peut paraître surprenant qu’un Premier officier ne connaisse pas encore les noms de tous ses principaux subordonnés ! Mais avec tous les événements qui s’étaient déroulés depuis sa prise de commandement, il n’avait pas vraiment eu le temps de parcourir chaque dossier.


Le Major-Général Norto Galhéone ne paraissait pas ses 121 ans. Il faut dire que l’espérance de vie des Talijiens dépassait allègrement les 260 ans ! Cette longévité était due à un composant de l’atmosphère talisienne qui se fixait de façon définitive sur les cellules des nouveaux nés et ralentissait le vieillissement. Des expériences avaient bien entendu été tentées avec d’autres races, dans le secret espoir que ce processus fonctionnerait également avec des non-autochtones. Celles-ci n’avaient jamais abouti. Talis n’était donc pas la planète de jouvence !

Une seule chose les différenciait des humains : Leurs yeux ovales qui occupaient les deux tiers de leur visage. De couleur unie mais qui différaient selon le statut, ceux du Major-Général étaient rouge vif, signe de son appartenance à la Caste de guerriers. Pilotes émérites, les Talijs rouges comme on les nommaient, possédaient en plus un don inné pour la tactique en combat spatial. Ce n’était donc pas un hasard si Galhéone était le chef des 361 chasseurs et des 227 intercepteurs qui composaient l’escadre affectée à l’Ataraxia.

Perfectionniste taciturne, préférant le terrain à la bureaucratie, il se trouvait au hangar numéro neuf à vérifier certains systèmes de vol (tâche normalement dévolue aux techniciens de maintenance et aux méchadroïdes ) lorsqu’une jeune pilote se présenta à lui :

— Aspirante Néliosa au rapport Major-Général. Excusez-moi de vous déranger mais on m’a chargée de vous informer que l’Amiral Keldan vous attend au panoramidôme immédiatement.
— Merci ! Disposez !

Le téléport n’était qu’à quelques mètres de lui et en quelques instants, il se retrouva devant le sas du panoramidôme. Cette pièce ronde de soixante mètres de diamètre, située à la proue du vaisseau, juste un peu en retrait par rapport au poste central, offrait une vue de l’espace sur 360 degrés. Elle était vide, du moins en apparence, le mobilier étant pour l’heure escamoté dans le sol.
L’Amiral se tenait au fond de la pièce, tournant le dos au sas et fixant le néant qui semblait le narguer de l’autre côté de la plastovitre.
Silas avait-il raison ? Et si c’était le cas, à quelle date exacte se trouvaient-ils ? Et pourquoi les autres unités de la centurie, pourtant parfaitement synchronisées avec le vaisseau mère, n’avaient-elles pas été victimes du même phénomène ?

Keldan en était là de ses réflexions silencieuses, debout, les mains croisées sur sa poitrine, lorsqu’il entendit le léger sifflement caractéristique du cercle de téléportation. Sans se retourner, il s’adressa à Norto :

— Vous avez fait vite Major. Je vous en remercie.
— Il n’y a pas de quoi Commandeur.
— Quelle étrange chose ne trouvez-vous pas, que de devoir activer l’éclairage artificiel de cette pièce ! Elle d’habitude si sublimement illuminée par la seule magnificence des étoiles !
Sans crier gare, il fit volte face et changea de conversation.
— Major-Général, j’irais droit au but : j’ai besoin de deux pilotes pour une mission qui, selon toutes probabilités, sera sans retour.

Il avait lâché cette phrase d’un ton glacial, à la grande surprise de Norto qui n’imaginait pas son supérieur capable de sacrifier froidement deux vies. Mais, la raison lui fit rapidement comprendre que deux vies n’étaient que peu de choses en comparaison de plus de huit mille autres… c’était là une tragique réalité.

— Je crois connaître la nature de cette mission Monsieur, mais pourriez-vous me fournir quelques détails afin que je puisse cerner le profil des pilotes susceptibles de la mener à bien.
— Bien sûr. Vos deux volontaires piloteront une navette bardée d’équipement bio-métrique. Ils devront dépasser de 600.000 kilomètres la limite « saphir », faire demi-tour et revenir. Aussi simple que ça ! Du moins en… théorie… Croyez-vous être en mesure de me trouver deux pilotes capables de le faire ?
— J’ai déjà une vague idée de qui envoyer. Mais ne pourrions-nous pas utiliser les androïdes au préalable ?
— Ils ne sont pas prêts et vous n’êtes pas sans savoir que l’électronique devient défaillante une fois aux abords du point « saphir ». Donc, si l’on ne peut employer les cybernétiques, il faut nous tourner vers les biologiques. De plus, certains rapports font état d’incidents fréquents, pour l’heure sans gravité fort heureusement, entre les membres d’équipage. L’inactivité leur pèse ce qui est compréhensible. Ils ont beau être des professionnels, ce néant a de quoi perturber les plus expérimentés. Mais il ne faudrait pas que cela dure encore trop longtemps. Voilà pourquoi il nous faut agir. Nous ne pouvons plus nous permettre d’attendre.
— Je comprends… et pour quand vous faut-il ces pilotes ?
— La navette décollera dans trente-six heures…
— Vous aurez une liste de noms sous vingt-quatre heures Monsieur.

Pour toute réponse Keldan lui décocha un sourire entendu et ils en restèrent là.
Quelques minutes plus tard, il déambulait dans les coursives lorsque des éclats de voix parvinrent jusqu'à lui. Il pressa le pas afin de remonter au plus vite à la source de cette querelle. Lorsqu’il y arriva, deux hommes se tenaient par le col, juste sur seuil du réfectoire du niveau 9 actuellement désert.

— Espèce de connard ! Je sais que j’ai raison !
— Non abruti ! je te dis que c’est 11h30 !
— Tu l’auras voulu !
— Allons Messieurs ! Qu'est-ce que ça veut dire ? Garde à vous ! Et réajustez-moi ces uniformes !

Reconnaissant leur Commandeur, ils s’exécutèrent prestement.

— Alors, que se passe-t-il ici ?
— C’est lui ! Il persiste à me dire que ma pause est de 10h45 à 11h15 ! alors qu’elle est de 11h à 11h30 !
— C’est faux je…
— Broutilles que tous cela ! Suivez-moi !

L’ordre était impérieux et ils s’empressèrent de lui emboîter le pas. Il les conduisit dans la première salle disposant d’un terminal qu’il trouva.

— Vous qui êtes si sûr de vous, quel est votre numéro de service ?
— Le… le 4229 M… Monsieur !
Keldan pianota ce nombre sur le digiclavier. Au bout d’une seconde à peine, le tableau de service s’afficha : — 4229, maintenance des aérateurs, pause matinale : 11h à 11h30. Vous aviez raison ! Puis, s’adressant au second des deux hommes :
— Sergent, j’exige d’immédiates excuses à cet homme !
— Oui… oui Commandeur !
Il se tenait bien droit mais quelques secondes de plus et ses genoux auraient flanché.
— Excuse-moi vieux, je… je sais pas c’ qui m’a pris… je suis sur les nerfs ces jours-ci et…
— Oh ! laisse tomber… moi aussi je suis pas au mieux de ma forme.
— Norchtass !(que l’on pourrait traduire par : femme vendant ses charmes.) Dire qu’on allait se foutre sur la gueule pour une connerie pareille !
— Bah ! c’est oublié. Aller viens, je t’offre un verre… euh ! avec votre permission Amiral !
Celui-ci acquiesça d’un signe de tête.
— J’aime mieux ça messieurs. Quand vous aurez fini, vous rejoindrez votre poste Sergent et vous, vous terminerez votre pause. Mais que ce genre de chose ne se reproduise plus c’est bien clair. Nous devons tous tirer à la même corde pour nous en sortir. N’oubliez pas cela.

À ces mots, il les planta là et continua son chemin. L’altercation dont il avait été le témoin, était la parfaite illustration du malaise qui commençait à s’installer à bord. Ceci le conforta dans sa décision d’agir au plus vite.
Ses pérégrinations le conduisirent à proximité de la cabine de Lorissia. En fait, il ne se trouvait pas réellement là par hasard, car il ressentait le besoin de se confier à une amie. Il arriva au moment où elle s’apprêtait à rentrer dans ses appartements.

— Lorissia…
— Keldy quelle bonne surprise !
— J’ai horreur que vous m’appeliez comme ça vous le savez bien ! Déjà à bord du…
— Je sais et c’est bien pour ça que je continue… Keldy ! Euh ! Vous entrez ou vous squattez mon palier ?
— J’entre !
— Waow ! Ça va jaser ! Le Commandant en chef qui rentre dans mes quartiers ! Mais bon…
La porte se referma et elle se jeta à son cou.
— Je suis tellement heureuse de te revoir ! Que me vaut cet honneur, tu es venu m’offrir ce verre que tu m’as promis lors de notre dernière rencontre ?
— Entre autre…
— Toi tu as un problème ou je ne suis plus Lorissia Rivelth !
— On ne peut rien te cacher…
— TU… ne peux rien me cacher nuance !
— Lori… tu es une femme et… ( il était clair que Keldan était plutôt embarrassé.)
— Jusqu'à preuve du contraire… oui, bien que tu n’aies jamais voulu t’en assurer par toi-même…
On aurait dit un écolier pris en faute, il ne savait pas par où commencer.
— Attends Amiral… il ne s’agirait pas d’une histoire de fesse par hasard ? demanda-t-elle de son air le plus mutin.

— Euh… oui !
— Nooon ! Tu as fait des folies de ton splendide corps avec un membre de l’équipage !
— C’est ça.
— Oh ! la la ! laisse-moi deviner avec qui…
— Je ne sais pas si…
— La scienti Naudanliha !
— Comment tu as dev… (elle lui coupa la parole une fois encore.)
— Tu l’as dit toi-même… je suis une femme ! Et nous les femmes nous avons un sixième sens ne l’oublie pas !

Tout en parlant elle avait rejoint sa chambre et sans aucune gêne avait retiré son uniforme afin de prendre une douche. Celle-ci se trouvant dans la pièce à côté, elle était obligée de repasser devant Keldan, ce qui ne semblait pas lui poser le moindre problème de pudeur. De même, lui n’en paraissait pas troublé. Il s’assit et patienta quelques minutes jusqu'à ce que la voix de Lorissia se manifeste à nouveau :

— Tu peux me passer une serviette s’il te plaît !
— Tout de suite.

Il ouvrit une petite armoire et trouva ce qu’il cherchait : une grande serviette de bain aux motifs chamarrés. Il la lui tendit alors qu’elle sortait de sa cabine de douche.

— On dira ce qu’on voudra, mais de tous les systèmes d’hygiène corporelle existants, l’eau reste le plus agréable !
— Je suis d’accord avec toi.

Elle retourna dans sa chambre, revêtit une robe de couleur mauve qui, elle le savait la rendait très attirante. Puis elle rejoignit Keldan.

— Ah ! on se sent mieux… Alors comme ça tu as couché avec une naudalith.
— Ben… oui.
— Bof ! après tout, tu aurais eu tort de te priver, il paraît qu’au lit ce sont de vraies déesses… tu confirmes… ?
— Ça pour confirmer…
— Mmmmh !
— Mais… il y a autre chose…
— Aie ! Je n’aime pas ce ton. Qu'est-ce que tu as encore fait ?
— Euh ! disons que… qu’il y a de fortes chances que…
— Allez lâches-toi !
— Je vais contribuer à la relève des officiers des Centuries…
— Q… quoi tu… tu… tu l’as mise enceinte ! ! !
— Il semblerait que oui.
— Mais qu'est-ce qui a bien put te passer par la tête ?
— Ce n’est pas ma faute ! Je ne pouvais savoir qu’elle était en période de fécondité ! Ça leur arrive seulement tous les trois ans !
— Dommage que les jeux de hasard soient interdits à bord, tu aurais à coup sûr décroché le Jackpot ! …Non, plus sérieusement, que vas-tu faire ?
— Je vais assumer mon rôle de père voilà tout.
— Mais tu n’y connais rien !
— J’apprendrais…
— Viens, sortons d’ici, j’ai décidément besoin de ce verre ! Tu me raconteras la suite tout à l’heure.

Leur conversation dura jusqu'à tard dans l’après-midi, mais au sortir de celle-ci, le Commandeur Keldan avait retrouvé toute sa confiance. Heureusement d’ailleurs, car il allait en avoir bien besoin dans les jours à venir.


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