28/02/2003 - Erwan Chuberre
Chapitre 4 - J’ai encore rêvé d’elle…

Toute la presse nationale du monde du cinéma est présente dans cette petite salle. Par manque de chaises libres, certains doivent rester debout. Les professionnels n’auraient pour rien au monde loupé la conférence de presse de cette rentrée : ils allaient enfin voir en chair et en os le comédien qui les avait tant séduits dans « Le retour d’Antigone » !
Jamais depuis le début de l’histoire du cinéma un seul acteur n’avait autant mérité le terme de « génie », jamais aucune vedette masculine n’avait fait autant de couvertures de magazines en une semaine !

L’idole est dans sa loge, concentrée mais dévorée par le trac. À côté de lui, Sophie parle dans trois combinés différents.
Une fois sa bouche libérée, elle lui dit :
— Darling, demain j’augmente l’effectif de notre équipe ! Je n’y arrive plus. Le Tout-Paris te veut ! Et la maison de production de Spielberg t’invite le week-end prochain à Hollywood. Ils veulent à tout prix te rencontrer...
— Oui, mais le week-end prochain, ne suis-je pas déjà invité chez Madonna ?
— Si. Mais les plaisirs passent au second plan, tu devrais le savoir depuis le temps. Steven peut t’apporter beaucoup plus que Madonna !
On frappe à la porte. Sophie hurle.
— C’est qui ?
Une voix timide s’excuse.
— C’est votre assistant, Jeff... tous les journalistes sont là, on n’attend plus que Yan...
— J’arrive ! répond la star d’un ton sévère puis se tournant vers Sophie. Qu’est-ce qu’il peut m’énerver celui-là ! Tout ça parce qu’il couche avec toi.

Yan se calme.
Il prend une longue inspiration, vérifie une dernière fois si ses cheveux sont bien placés. Parfait ! Il peut à présent affronter les gueules de vipères...

À son entrée, c’est la standing ovation ! Tous les reptiles ont réussi à se lever pour applaudir la nouvelle idole. Ni Romy Schneider, ni Isabelle Adjani n’avaient remporté un tel triomphe ! Il coiffait au poteau les plus grands de ce monde.
Après l’énorme succès public, le succès critique arrivait enfin. Mais Yan reste lucide, il n’a pas pour autant oublié certaines langues venimeuses qui ont voulu l’empoisonner lors de la sortie du film.

Comme il était prévu lors du briefing, c’est la journaliste du magazine Studio qui pose la première question.
— Monsieur Yan, j’aurai voulu savoir si l’histoire d’amour entre votre personnage et celui de Lydie est une métaphore sur le désir de ne pas subir la réalité.
L’acteur ne comprend pas bien ce qu’elle veut dire.
— Vous pourriez être plus clair, je ne suis qu’un comédien ! plaisante-t-il.
Hilarité de l’assemblée. La journaliste, toute rouge, cherche ses mots.
— Je voulais dire... euh... votre partenaire féminine... euh... pourriez-vous en tomber amoureux ?

Yan sourit.
— Oui, je crois...
Le ciel s’assombrit.

Profitant de ce changement de climat soudain, un serpent aux petits yeux vicieux prit la parole sans son accord en tendant un cliché.
— Pourtant, la photo que j’ai dans mes mains vous montre en train d’embrasser un homme. Votre conception de la femme est insolite !
Yan ne s’attendait pas à cette attaque. Il se déstabilise et prononce la première phrase qui lui vient, sans réfléchir.
— L’amour n’a pas de sexe...
Son ennemi offre un sourire cruel.
— Peut-être mais avouez-le ! Sous vos apparats de séducteur qui fait tomber toutes les minettes, vous n’êtes qu’un vulgaire homosexuel ! Vous n’êtes qu’un sodomite qui mérite le bûcher !

À cette phrase, l’orage éclate !
Toute l’assemblée devient hystérique, brandissant leur poing et criant.
— Au feu ! Au feu ! Au feu ! Le cinéma n’a pas besoin d’homosexuels !

Les vipères se transforment alors en effrayants dragons crachant de grosses flammes. Yan n’est plus qu’une boule de feu incandescente et hurlante de douleur !

*

Le jeune homme, trempé, se secoue dans tous les sens.
— Non ! Non, arrêtez ! J’ai si mal, je brûle ! Je vous en supplie ! Laissez-moi ! Puisque je vous dis qu’entre Lydie et moi, ce n’est pas du cinéma !
Son corps nage dans une piscine de sueur.

La porte de la chambre s’ouvre brutalement. Jeff déboule vers lui.
— Et oh ! Oh et ! Ca va ?
Yan se redresse, le visage traumatisé. Il regarde, affolé autour de lui. Il ne reconnaît pas sa chambre.
— Oui, suis-je ? Tout est si calme ici …
Jeff lui caresse le front.
— Doucement... tu es dans ton lit... Yan ! Tu me reconnais ? Je suis Jeff... tu te rappelles le beau Jeff qui partage ton appartement.
Yan le fixe interrogateur puis un sourire triste se dessine sur son visage.
— Mon Dieu, je n‘ai jamais fait un cauchemar aussi horrible ! Jeff, si tu avais vu toute cette haine dans les yeux des dragons ! J’ai eu si peur !
Face à la mine abasourdie de Jeff, il le rassure. Il se sent mieux.
— Tout va bien maintenant, je te remercie de m’avoir sauvé des flammes, j’ai failli brûler comme une sorcière. Tu peux aller te recoucher...

Dans un large bâillement de fatigue, Jeff referme la porte laissant Yan se remettre doucement de cette effroyable conférence de presse !

Il n’a plus envie de se rendormir.
Il regarde sur sa table de nuit avec cette agréable impression d’être fixé par le livre que Lydie lui a prêté. Il le prend dans ses mains. Une sensation de bien-être s’empare aussitôt de lui. Un détail de son rêve lui revient. Le retour d’Antigone.
Oui, son succès soudain était provoqué par ce titre « Le retour d’Antigone », tout comme son premier rêve de Cannes. Il avait été invité pour le même film !
« C’est sans doute prémonitoire… » pense-t-il en ouvrant la pièce de théâtre.

*

Allongé sur le canapé du salon. Il en est à sa cinquième lecture ! Lire Antigone est devenue une véritable drogue ! C’est comme un rêve éveillé, à l’abri de tout cauchemar.

Le mercredi soir, il n’a pas de cours et Jeff est de sortie avec Sophie. Il peut donc savourer cette soirée, tranquille. Kevin l’a appelé pour faire la tournée des bars. Il a refusé, trop passionné par la pièce d’Anouilh. Traîner au Cox ou ailleurs ne l’intéresse plus.
Une nouvelle vie commence pour lui !

S’il n’a de cesse de relire Antigone, ce n’est pas pour le personnage de Hémon qu’il trouve trop mou, trop gnan gnan, trop… quoi !
Non, si Yan est tombé amoureux de ce drame théâtral, c’est grâce au rôle d’Antigone, cette petite et maigre Antigone.
Yan est séduit par ce petit bout de roseau qui refuse de céder face à ce monde cruel rempli de compromis et de bassesses et qui rejette en vrac tous les rouages du système. Plutôt que de se rabaisser, elle renie son statut de princesse et de future Reine, pour mourir, selon sa volonté, emmurée !
Aucun rôle masculin n’a son équivalent, tout comme aucun personnage de sexe masculin ne l’a vraiment attiré.
Tous les plus beaux rôles sont écrits pour des femmes !

*

«  Pourquoi est-ce que le théâtre s’entête avec ces questions de sexe ? Je suis certain qu’un bon comédien peut tout jouer... »
Une idée commençait à germer dans l’esprit du jeune acteur, quand la sonnerie de la porte retentit.
— Mince ! Qui cela peut-il bien être ? baragouine-t-il en se traînant difficilement vers la porte. Deuxième sonnerie.
— Oui, faut pas s’énerver... j’arrive !
Il pose son oeil sur le Juda.
« Oups ! C’est Lydie ! »
En un éclair, il rebrousse chemin et file dans la salle de bain en chantant d‘un ton plus joyeux.
— Deux secondes… j’arrive !
Vite ! Il se mouille le visage et les cheveux histoire de faire croire qu’il sort de la douche. Instant gel pour leur donner de la consistance. Effet pétard.

En deux secondes, le voilà d’attaque pour revoir sa bien-aimée.
Lydie lui sourit. Un brin confuse, elle lui dit.
— Je rentrais chez moi, et comme tu habites sur mon chemin, je me suis dit que je pouvais faire un saut... et comme je n’ai pas ton numéro de téléphone...
Le jeune homme, aveuglé par sa beauté, fronce les sourcils.
— Ne t’inquiète surtout pas ! Tu as eu raison... en plus, je suis tout seul ce soir. Mon ami Jeff est de sortie...
Yan n’a pas vu le voile sombre traverser le visage de la jeune fille. Il n’entendait pas « son amoureux » quand il parlait de Jeff.
Il la fait entrer dans le salon.
— Excuse pour le bordel mais tu comprends, deux garçons ensemble !
— Oh ! Chez moi, c’est pire.
— Coca, bière ou whisky ? propose-t-il d’une voix enjouée.
— Un verre d’eau sera parfait.

Yan vole à la cuisine.
Il est aux anges ! Sa dulcinée est avec lui. Il ne comprend pas pourquoi il n’entend pas les violons jouer.
Pour une fois, il évitera la bière et prendra aussi un verre d’eau, malgré ses réticences d’alcoolique mondain.
Il arrive avec les verres en faisant un petit arrêt pour mettre un CD approprié : la comédie musicale Roméo et Juliette sera l’idéal !
Lydie, satisfaite, voit le livre sur la table du salon.
— Et alors, ça te plaît Antigone ?
— Tu plaisantes, j’en suis dingue ! répond-il avec fougue
— J’en étais sûre. C’est vraiment une très belle tragédie dit-elle le regard évasif.
— Oui, et je te verrais bien dans le rôle de la sœur d’Antigone, la belle Ismène.
Lydie rougit.
— C’est gentil, il faudra que j’y réfléchisse. Interpréter Ismène en ta compagnie serait merveilleux. Je peux même te confier une chose.
— Laquelle ? demande Yan, curieux.
— Mon arrière-grand-mère a incarné Ismène dans les années trente.
— La pièce d’Anouilh existait déjà ?
Elle sourit, émue par cette candide question.
— Non, bien sûr... Sophocle avait déjà écrit son Antigone en son temps. Celui d’Anouilh date de mille neuf cent quarante-deux.
« En plus d’être superbe, elle est cultivée… » pense Yan envoûté.
Il change de sujet.
— Au fait, tu n’es pas venue au cours hier soir, cela ne t’as pas plu la dernière fois ?
— Tu veux que je sois franche ?
— Oui... répond-il ravi d'entrer dans la confidence.
— J’ai détesté ! Les élèves ont deux ans d’âge mental et Rachel, la prof ne m’a pas du tout convaincu avec son interprétation érotique de la pièce « Le malade imaginaire ». D'ailleurs, je n’étais venue que pour une chose…
Lydie se mord la lèvre. En aurait-elle trop dit ? Elle se reprend aussitôt.
— Euh… de toute manière, je n’ai pas les moyens de payer ses cours... je me suis donnée trois mois pour décrocher le rôle qui me fasse vraiment vibrer, pour lequel je puisse m‘investir totalement... après, je chercherai ailleurs. Il y a plein d’autres choses intéressantes à faire dans sa vie que comédienne... n’est-ce pas ?
Yan reste penaud. Lui qui n’imagine pas faire autre chose. Il ne peut être d’accord avec elle, et pourtant il acquiesce.
Cette fille exerce un tel pouvoir sur lui !
— Tu as entièrement raison. Dans la vie, on peut tout faire tant qu’il y a la passion derrière...
«  Oui, mais ma passion, c’est la comédie. Donc... »
Leur conversation dévia sur des sujets divers, comme la musique et la littérature. Jamais il n’avait rencontré une fille si drôle, si pleine de vie mais aussi si triste à certains moments et si grave quand elle réfléchissait avant de répondre à des questions pourtant banales.

Lydie regarde par la fenêtre, la nuit est tombée.
— Bon, Yan, il se fait tard. Je dois m’en aller... je te remercie pour tout !
— Tout le plaisir était pour moi ! N’hésite pas à repasser comme ça… à l’improviste. Ma maison est la tienne !

Yan la raccompagne sur le pas de la porte. Moment de forte émotion.
Si Lydie avait été un garçon, il aurait su quoi faire : lui mettre la main au paquet et lui rouler une pelle. Mais devant cette fragile créature, il reste immobile. Elle a deviné son trouble et se penche doucement sur son visage, ses lèvres effleurent celles du jeune homme pour se retirer aussitôt.
— A bientôt, mon bel Hémon !
Encore sous le charme de ce baiser, Yan la regarde dévaler l’escalier dans un éclat de rire. Il referme la porte sur sa divine fiancée.
« Elle est vraiment incroyable ! C’est vraiment la copie conforme de la sœur d‘Antigone ou d’un personnage de roman. J’aurais tant aimé lui parler de son apparition dans mon rêve. Mais, je ne veux pas qu’elle me prenne pour un détraqué ! »

Il retourne dans le salon pour y mettre un peu d’ordre. Il ne faut pas que Jeff se doute de sa visite. Lydie est son amie. Il ne veut pas la partager. C’est son jardin secret. Avec ses gros sabots, Jeff risque de tout détruire !
Elle a oublié son écharpe, une longue écharpe noire. Yan l’approche de son visage, elle a son odeur, une odeur de vanille.
Son odeur préférée.

Il saisit son livre et clame tout haut.
— Antigone, je ne t’ai pas oublié... Lydie ou Antigone... Antigone ou Ismène... Sais pas... Le choix est délicat ! Bon, je vais essayer d’aller dormir avant que Jeff n’arrive. Demain, j’aurai besoin de toutes mes forces, monsieur le Général et madame Cher m‘attendent de pied ferme !

*

Minuit. Doucement, Jeff enlève son blouson qu’il pose délicatement sur la chaise de la cuisine. Il est mort !
Ses retrouvailles avec Sophie l’ont mis KO. Il ne sait pas si ce sont les antibiotiques post-opératoires ou quoi, mais Sophie était aussi brûlante que de la braise !
Ses assauts à répétitions l’ont vidé !

Il ouvre la porte de la chambre de Yan pour voir s’il est couché.
« Il a encore le sommeil agité ! » remarque-t-il en voyant son ami se remuer dans tous les sens, gémissant des phrases incompréhensibles.
Jeff est inquiet. Le beau teint mat de Yan a disparu pour offrir un paysage gris et terne : le résultat de ces dernières nuits difficiles.

Dès qu’il sera rentré de week-end, il le poussera à aller consulter un spécialiste. Ce n’est pas demain qu’il pourra lui en parler ! Trop fatigué, il n’assistera pas à son départ matinal.
Jeff va devoir être seul ce week-end ! Il déteste ça…


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