28/04/2003 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 5

Un jour de sacrifice, alors que toute la population avait été rassemblée sur la grande place, Bakhar n'avait pas été le seul à percevoir la beauté de Nahuatina. Tout comme son demi-frère, Taar n'avait d'yeux que pour elle. Il sentait son cœur faire des bons dans sa poitrine. Quand tout à coup, le regard de Nahuatina rencontra celui de Taar. Taar devint rouge comme une écrevisse ébouillantée. Il eut les jambes coupées tant son émotion était grande. Nahuatina remarqua la gêne du jeune prince et des impressions étranges et douces, nouvelles et exaltantes envahirent tout son être. Comme Taar, elle passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel et aurait aimé disparaître dans un trou de souris. Ce jour-là fut un jour de chance pour Nahuatina et aussi le commencement de bien des péripéties.

Le lendemain, Nahuatina fut conduite manu militari à la citadelle. Deux gardes étaient venus la chercher au domicile familial. L'escorte avait traversé la ville au pas de charge. Elle eut peine à les suivre tant ils marchaient vite. Quelques passants s'étaient retournés sur le cortège.
Pour la première fois, Nahuatina entra dans l'enceinte du palais. Elle n'avait jamais eu l'idée qu'un tel endroit puisse exister. Tout y était démesurément grand, hors du commun. Elle traversa un jardin où poussaient toutes sortes de plantes et des milliers de fleurs. Elle franchit un porche à colonnades torsadées. La pierre avait été si bien polie que Nahuatina eut l'impression de caresser une peau très douce. Ils empruntèrent des couloirs interminables et des galeries sans fin où il était possible de se mirer dans les murs. C'était la première fois qu'elle se voyait de pied en cap. Sa surprise fut grande de découvrir qu'elle ne ressemblait plus à une enfant mais à une belle jeune femme. Elle en fut très troublée et aussi très exaltée.

Les gardes avaient stoppé leur marche. Le protocole était si lourd et si alambiqué que même les habitués finissaient par s'y perdre. Le chef ordonna d'avancer. Nahuatina avait la tête qui tournait un peu.

- Arrête-toi. Agenouille-toi devant le prince Bakhar, ton roi, ton chef, ton presque dieu et baisse ta petite tête d'esclave.

Bien qu'elle exécuta l'ordre sans mot dire et sans maudire, elle ne perdit rien de la scène.

- Tiens-toi tranquille vipère malfaisante.

Avec une douceur feinte, Bakhar lui dit :

- Quel est ton nom ma belle colombe ?
- Nahuatina.
- Hier, je t'ai épargné le sacrifice de la forêt. Tu me dois la vie. Je veux faire de toi une de mes concubines.
- Jamais je n'accepterai. Jamais. Je suis déjà promise à un homme.
- À qui donc as-tu fait une pareille promesse ?
- Au prince Taar.
- Quelle audace ! Petite urine d'oiseau mouche, petite crotte de grenouille estropiée. Depuis quand les filles du peuple font des promesses aux princes ?

Dans une attitude très déroutante d'enfant capricieux à qui on aurait supprimé son sucre d'orge à la fraise des bois, trépignant de rage et serrant très fortement les poings, le prince Bakhar dit en beuglant comme un zébu qu'on saigne.

- Gardes ! Emportez-la, enfermez-la, que cette petite boueuse de rien, cette souillon de fosse à crotte, cette vieille diarrhée de mouche, soit jetée au cachot. Torturez-la, assoiffez-la, arrachez-lui les yeux et les cheveux, brûlez-lui la plante des pieds. Cela lui fera le plus grand bien. Je suis persuadé que cette petite persifleuse reviendra sur cette sotte et irréfléchie décision et sur de telles prétentions. Épouser un prince, quelle audace, quand bien même serait-ce cet imbécile de Taar.
Courroucés, Khöre et le prince Bakhar se levèrent et disparurent par une porte dérobée.

Un long moment s'était écoulé. Nahuatina était perdue, pourquoi était-elle enfermée ? L'endroit était si sombre qu'elle ne pouvait rien voir. Elle ne savait pas si c'était le jour ou la nuit. Si elle avait dormi ou si elle avait été simplement inconsciente quelque temps. Sa tempe lui faisait mal, le sang cognait dans sa tête. Elle avait peur. Tout était humide, sale, visqueux. Elle essaya de se calmer et de retrouver son calme.
Avec le sang froid qui la caractérisait, elle fit un rapide bilan de la situation. Elle se rappelait l'enlèvement, le palais et la proposition du prince Bakhar. Elle revoyait aussi nettement l'image du prince Taar et sentit son cœur se resserrer à nouveau. Elle n'arrivait pas à mettre un mot sur ce qu'elle ressentait pour Taar, mais elle savait qu'elle voulait le revoir à n'importe quel prix, même s'il fallait transgresser les lois.
Après un temps indéterminé, elle fut réveillée par d'horribles cris d'hommes qu'on torturait. Les lois de Chaüaki étaient dures mais c'était les lois. Quiconque les enfreignait devait être enfermé, jugé, torturé et peut-être mis à mort. Les petits délits étaient punis d'une courte séance de bastonnade en place publique. Cela pouvait aller jusqu'à ce que le coupable périsse de douleur si le crime qu'il avait commis été avéré trop grand.

Note aux parents : Le paragraphe suivant, bien que réaliste, peut sembler violent et effrayer un trop jeune et trop sensible public. Pour éviter ce désagrément, le lecteur pourra se rendre au chapitre suivant sans que l’histoire en pâtisse
(L'auteur)

Les bourreaux avaient mis au point quelques supplices raffinés, chacun à la mesure du méfait. Ainsi, le justiciable pouvait recevoir des coups de viande pourrie, des coups de tissu mouillé, des coups de fouet ou des coups de cuir mouillé dont le nombre était fixé par ordonnance royale. Pour les méfaits plus grands, la torture était évidemment plus importante. On utilisait parfois des aiguilles rougies au feu et glissées sous les ongles ou on arrachait des lambeaux de chair avec une planchette hérissée de pointes de fer acérées.
Pour les cas très graves, c'était le supplice du pot. Le patient était assis et ficelé sur une grande jarre dans laquelle était enfermée une loutre affamée.

La plus grande des tortures était la broche. Ce supplice était simple mais redoutablement efficace, car il laissait le malheureux souffrir très longtemps avant la mort. Il avait toujours lieu sur l'esplanade au su et au vu de tout le monde. C'était une belle distraction pour les curieux. Le supplicié était complètement dévêtu et ficelé sur une table. Avec beaucoup de calme, le bourreau enduisait une longue broche de métal enduite d'une épaisse couche de graisse de poulet ce qui au premier contact sur la langue laissait un goût agréable.
La broche était ensuite glissée dans la gorge du supplicié. L'opération devait être pratiquée avec d'infinies précautions, le patient ne devait pas mourir immédiatement, toute maladresse compromettant fortement la réputation de l'officiant. Il fallait que la broche pénètre l'œsophage, sans blesser la gorge ni bloquer la respiration. Le cœur soigneusement évité, la broche de métal descendait lentement dans l'estomac. Il fallait franchir cet obstacle en le perforant d'un coup sec. La difficulté consistait à ne pas blesser les autres organes vitaux tels le foie, les reins ou la vessie.
Il fallait que le bourreau eût une bonne connaissance de l'anatomie du corps humain. La broche devait continuer sa course à travers les intestins, le plus habilement possible et ressortir là où tout le monde sait mais n'ose pas le dire.

Le supplicié ne pouvant pas crier, la scène était entourée d’un étrange silence. Heureusement pour eux, bon nombre de malheureux mouraient avant la fin des opérations. Parfois, après s’être évanouis de souffrance, ils se réveillaient pour subir l’insupportable. Ils pouvaient alors mesurer le tragique de la situation et sa fatale issue.

La famille royale assistait à ces scènes de tortures. Elle y était obligée, ce qui laissait le roi indifférent, enchantait son fils aîné Bakhar et révoltait son fils cadet Taar. Il était tant dégoûté qu'il était intervenu plusieurs fois auprès de son père pour lui demander de mettre fin à ces méthodes indignes pour une civilisation aussi avancée que la leur. Le roi lui répondait invariablement que ces pratiques, fort justement barbares puisqu'il s'agissait de faire mal, avaient toujours eu lieu et depuis le temps que les condamnés les supportaient, ils avaient très certainement fini par s'y habituer. Ce qui était une manière de voir les choses, certes étonnante, mais qui avait sa logique propre, ce que Taar ne pouvait réfuter mais qui le laissait sans voix tant cela était déroutant et sans recours possible.


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