11/05/2003 - Erwan Chuberre
Chapitre 5 - Effets secondaires

« Nous arrivons dans cinq minutes en gare de Strasbourg. La SNCF espère que vous avez fait un bon voyage... »

Yan est impatient de quitter ce compartiment étouffant. Un voyage de quatre heures perturbé par des rires et des pleurs de deux bébés jumeaux. Il ne sera jamais père ! Pour subir quotidiennement ce genre de calvaire... Non, jamais.

Il va en vitesse dans les toilettes du train pour observer les ravages causés par sa nouvelle nuit mouvementée. Encore une nuit à chercher le sommeil et à tanguer dans son lit abandonné par Morphée.
« Morphée, tu me fais morfler ! » constate-t-il en scrutant ses yeux rouges soulignés par de larges cernes foncés qu’il essaye de dissimuler à l’aide d’une crème miracle.

Une fois sur le quai, le froid glacial de l’Alsace pénètre dans son corps fiévreux. Yan frissonne de bien-être. Cette subite fraîcheur est une aubaine pour ces braises qui lui rongent le ventre.
Il se dirige vers le hall principal où ses parents et sa petite sœur doivent l’attendre. Il fixe l’horizon. Au loin, il reconnaît très vite ses parents parmi la foule. Et comment les ignorer ?


La grande blonde platine en fourrure verte qui lui fait de grands gestes, c’est sa mère ! Une vraie rock-star !
Si les photos de sa mère à vingt ans la montraient comme une jeune femme classique et rangée, le cap de la soixantaine l’a transformé en véritable Cher, excentrique et éternellement jeune !
Comme par une magie appelée le bistouri, ses rides s’estompent au fil des mois.
— Mon fils, je ne suis pas comme toutes ces bonnes femmes qui refusent de vieillir et qui dépensent des fortunes dans des crèmes miraculeuses ! Je fais juste attention à moi. N’est-ce pas Riri ?
Face à cette mauvaise foi, son père acquiesce de peur qu‘elle retourne illico presto prendre un nouveau rendez-vous chez son chirurgien préféré.
— Mais bien sûr, tu as entièrement raison ma Cricri d’amour ! répond-il sans conviction.

Chez son père, Monsieur le Général, le processus ne s‘est pas déclenché. D‘un jeune homme droit et raide, il est resté au fil des ans un vieux monsieur droit et raide comme un pic. Qu’il porte l’uniforme ou le jogging, il se tient éternellement au garde à vous. Yan aimerait bien le voir un jour se laisser aller, mal rasé, le cheveu hirsute.
Mais non, tout le monde n’est pas Général de l’armée française !

Au milieu de madame Cher et de monsieur le Général, la petite sœur sautille de joie à la vue de son grand frère. Après avoir embrassé ses parents, Yan se baisse pour faire de longues caresses à Sidonie, un petit caniche noir et blanc, la préférée de la famille !
Comme le dit souvent sa mère :
— Sidonie, c’est le seul enfant qui ne cause pas du tracas à sa maman ! Si j’avais su, j’aurais adopté des animaux à la place d’avoir sacrifié mon trente-six de jeune fille pour deux vilains garçons ingrats !

Hors contexte et sans connaître cette dame, des mauvaises langues pourraient dire qu’elle en fait parfois un peu trop.
Que nenni ! Madame Cher est toujours restée fidèle à son personnage excessif au naturel déconcertant ! (Surtout quand elle gambade dans la cuisine la banane entre les mains en simulant le gorille en rut.)
En voyant sa mère, Yan comprend son choix de devenir comédien. Cette femme est un one-woman-show à elle-même ! Un personnage fellinien qui se situerait entre Louis de Funès et Cruella des 101 dalmatiens : acariâtre, moqueuse et vipère mais tellement drôle !
Les mauvaises langues peuvent bien dire ce qu’elles veulent, Yan aime sa mère plus que tout au monde même si la pensée de lui coller un gros morceau de ruban adhésif sur ses épaisses lèvres siliconées lui arrive très souvent...

À côté, son père est plus discret. Prisonnier d’une éducation catholique rigoureuse qui interdit à l’individu de rire trop fort de peur de faire des vagues dans cette apparente sévérité.
Une rigidité qui touche tout son entourage, de ses hommes à ses enfants. Excepté sa tendre et chère épouse envers laquelle son autorité produit le même effet qu’un pétard mouillé !

N’ayant que faire du regard étonné des passants, madame Cher félicite sa petite fille.
— Sidonie ! Tu l’as reconnu tout de suite ton grand frère ! Hein ! Qu’est-ce que tu es intelligente ! Tu tiens cela de moi...
Elle se tourne vers son mari et lui hurle à l’oreille.
— Tu as vu, elle l’a reconnu tout de suite... elle est beaucoup plus intelligente que ta mère !

Le chemin jusqu’à la demeure familiale est alimenté par les charmantes réflexions de madame Cher à l’encontre de son fils.
— Tu as une mine défaite, tu as dû encore faire la fête tous les soirs !
— Tu sens à plein nez la cigarette, tu dis que tu n’as pas d’argent mais si tu arrêtais de fumer, tu ferais des économies et tu aurais le teint moins gris !
— Et ce pantalon ! Tu es habillé comme un clochard !
Puis, s’adressant à la petite sœur.
— Tu as vu Sidonie comme ton frère ressemble à un clochard !

Yan ne l’écoute plus. Il voit défiler la ville de son enfance sous ses yeux.
Une chaleur brûlante le reprend. Il défait l’écharpe noire qu’il a autour du cou et la porte à son visage.
« Lydie, mon amour... quand te reverrais-je ? »

*

Jeff sort de chez son coiffeur, aussi ravi que la semaine dernière. Il vient de retrouver sa couleur naturelle.
Finalement, le gris ne lui allait pas si bien que ça !
S’il avait gardé cette couleur, il aurait du investir dans un nouveau book. Il n’en avait pas les moyens.
Et puis, il trouve qu’il a plus de succès en brun !

Sur le trajet du retour, il s’arrête à la Maison de la presse, histoire de faire sa revue de presse people de la semaine.
Tous les magazines défilent entre ses mains sous le regard meurtrier du vendeur. Si Jeff est un lecteur assidu de ce type de presse, jamais il ne débourse un centime pour acquérir une de ces revues !
De temps à autre, pour ne pas augmenter la fureur du commerçant, il investit dans un ticket de grattage perdant pour deux euros.

Cette semaine est pauvre en évènements !
Aussi quand les revues n’ont rien à dire, elles ressortent du placard les Sylvie Vartan ou autres Hervé Villard.
Sans intérêt.

Dernière revue à feuilleter, Gala. Il regarde le sommaire. Un nom à l’odeur de sainteté attire immédiatement son attention !
« Alain Delon ! »
Une grande excitation s’empare de Jeff... son idole est dans Gala !
Il ne peut pas passer à côté.
C’est avec un grand sourire victorieux qu’il se dirige vers la caisse.
— Jeune homme ! Je voudrais prendre cette revue s’il vous plaît, lance-t-il au vendeur, et pas besoin de me l’emballer… merci !

Pour entretenir le suspens, il ne veut pas se jeter sur l’article. Pas encore. Il n’est pas loin de chez lui. Il veut faire de cette lecture un instant privilégié.
« J’espère qu’il y aura des photos inédites. Qui sait ? Peut-être qu’un réalisateur de cinéma a enfin pensé à lui ? »
Toute une série de questions existentielles assaille son esprit. Il en oublie de s’admirer dans chaque reflet des vitrines qu’il croise sur le chemin du retour.
Il accélère l’allure. Comme un bonheur ne vient jamais seul, une envie pressante d’aller aux toilettes le surprend !


Du couloir, difficile à dire si le bruit guttural entendu est la pression de la chasse d’eau ou un cri de rage venant de Jeff.
La caméra s’approche. Gros plan sur le comédien qui vient de faire son affaire et pourtant, il n’a pas l’air apaisé.
Le Gala a été lamentablement jeté loin de lui, tout chiffonné. Jeff est recroquevillé sur le trône. Les veines de ses avant-bras semblent vouloir exploser. Il redresse un visage tuméfié par une rage brutale et violente.
— La salope ! Me faire ça à moi ! Je la hais ! La salope !

*

— Mon fils, il faut que tu penses sérieusement à ton avenir ! Regarde ton frère, il n’a que deux ans de plus que toi, mais il est déjà père et officier de la gendarmerie. Il a réussi, lui, au moins. Et le travail qu’on lui demande est considérable !
Yan se garde bien de rappeler à son paternel qu’il a aussi divorcé au bout de deux mois.
« Ah ! Le pouvoir de la mémoire sélective. »
— Tu es intelligent. Je dirais même que tu as plus de capacités que ton frère. Tu pourrais faire plein de choses enrichissantes comme infirmier ou professeur, à la place de t’entêter à faire le comédien ! Comment feras-tu pour payer ta retraite ?
Madame Cher intervient.
— S’il avait au moins fini ses études ! Mais il était trop bête ! Comme son père ! Moi, j’étais douée comme tout. Cela vient de la mère de ton père. Chez nous, nous n‘avons pas ce genre de problème, mon frère est avocat et ma sœur travaille aux Impôts !
— Cri-cri, tu peux nous laisser ? Je dois parler à mon fils...
— À notre fils, corrige-t-elle en enlaçant Yan d’une façon grotesque. Puis le relâchant aussitôt, elle lui dit.
— N’écoute pas ce vieux grognon ! Fais comme moi. Depuis trente ans, tout ce qu’il me dit dans une oreille, ressort de suite par l’autre ! Mais c’est vrai que pour ton cas, il n’a pas tort. Moi, si j’avais à refaire ma vie, je serais dans la fonction publique et... célibataire !
— Pour cela ne t’inquiète pas pour moi, plaisante Yan, le célibat, ça me connaît !

De célibat à homosexualité, il n’y a qu’un pas pour monsieur le Général.
Il serre les poings et les mâchoires, le seul ouragan qui puisse perturber sa légendaire maîtrise risque de se soulever !
Son esprit appuie sur la touche « supprimer » pour oublier que son fils est un de ces malades qui se pavane en short en paillettes dans la rue quand sonne l’appel de la revendication des droits de ces « déchets. »
Toutefois, masochiste, Yan est toujours là pour le lui rappeler au risque de subir une énorme colère paternelle qui ne l’impressionne plus depuis des années. Fini le temps où il courait se cacher au fond du jardin pour pleurer sur son sort de jeune « monstre. »

Quant à faire accepter à son père son homosexualité ?
C’est un rêve qu’il a depuis longtemps abandonné. Plus monsieur le Général vieillit, plus ses convictions extrêmes empirent. Il a toujours refusé de suivre l’évolution des mœurs et s’en félicite !
— Ces gens sont des malades et ceux qui les acceptent sont tous aussi tarés !
Avec une aussi belle ouverture d’esprit. Que dire ? Rien, juste se lamenter !

Quant à sa mère, elle s’en moque carrément. Elle trouve même que les homos sont « si adorables et si drôles ! » D’ailleurs elle a déjà essayé de marier Yan à son coiffeur Dédé, une vieille fée richissime qui possède plusieurs salons dans toute la France.
— Mon fils, d’accord il est un peu vieux ! Mais réalise un peu toute la fortune qu’il a sur son compte en banque ! Tu fermes les yeux et tu respires doucement. Ca passera tout seul. C’est ni plus, ni moins qu’un petit suppositoire. En plus, avec son âge, je doute qu’il fasse des miracles. Moi, si j’avais à refaire ma vie, c’est clair que j’aurai épousé un homme comme lui, à la place de choisir un fauché comme ton père qui me contraint à compter mes centimes pour m’acheter du Chanel. Si ce n’est pas la misère...

Yan abandonne. Sa fatigue devient trop pesante. Il brûle.
— Je vais me reposer un peu. Papa, on reparlera de la fonction publique tout à l’heure...

Deux minutes plus tard, il se retrouve enfin avec sa nouvelle confidente, Antigone. Il serre le livre contre son cœur. La chaleur s’estompe. Des ondes de plaisir parcourent son corps. Un plaisir plus puissant que celui de la chair se propage dans son cerveau ! Yan est devenu comme un amant boulimique qui en veut toujours plus. Son unique bonheur, rejoindre son héroïne dans les jardins de Thèbes et se laisser pénétrer par son univers.
« Toi, tu as eu à te battre contre les règles établies par ton oncle, moi c’est un pareil. Seul contre tous. C’est un peu le même combat. »

*

— Oui, Sophie, alors tu viens ce soir à vingt heures ? Je t’embrasse !
Jeff raccroche.
S’il a réussi à retrouver une voix guillerette, c’est pour mieux dissimuler sa vengeance. La traîtresse vient ce soir !

« Jeff ne peut vraiment plus se passer de moi ! »
Rien que d’avoir eu son prince des Ténèbres au téléphone lui a procuré des sensations de plaisir !
Depuis ce matin, son corps ne réclamait qu’une chose : du sexe ! Deux soirées à la suite… il va être comblé !
Ce n‘est pas encore aujourd’hui qu’elle sortira le nouvel appareil perfectionné qu’elle a acheté aux dimensions de Rocco Siffredi.
« Mon Rocco, c’est Jeff ! »
Sa mission avant vingt heures : l’épilation, le bain au lait chocolaté et le gommage.
Elle appelle sa coiffeuse Nelly.
— Nelly ! J’ai un dîner impromptu, est-ce que tu peux passer chez moi en vitesse pour me transformer en déesse ?
Parfait. Nelly viendra.

Elle s’allonge sur le dos pour se lancer dans une séance d’abdominaux afin de durcir ce ventre flasque de baleine entretenu par un abus de champagne et de petits fours.
Hélas, seules ses paupières arrivent à bouger. Son corps reste collé au sol. Épuisée, elle abandonne.
« Je ferai assez de gymnastique, ce soir ! Jeff pourra me baiser comme une chienne toute la nuit et dans toutes les positions. Il ne faut pas que j’oublie une petite dose de poudre blanche pour égayer tout ça ! »
À ces pensées, Sophie devient tout humide. Elle n’y peut rien, Jeff lui fait un tel effet !

*

La dernière bougie allumée, le salon est plongé dans une ambiance mystérieuse et gothique. Jeff est content de cette atmosphère occulte qu’il a créée avec tous ces chandeliers.
Il est maintenant temps de mettre une musique de circonstance. Hésitation entre le Requiem de Mozart ou les Préludes de Chopin... pour choisir finalement la bande originale du film Dracula de Coppola.
« Ce soir, c’est entretien avec Jeff. La démone doit payer ! »
Elle paiera !

Comme si Sophie avait deviné le thème de la soirée, elle arrive habillée d’un ensemble noir corbeau. Jeff la reçoit vêtu d’un smoking.
— Mon chéri, tu es sublime ! Tu as eu raison de reprendre ta couleur de cheveux, je retrouve enfin mon jeune premier…
Il ne lui laisse pas le temps de finir sa phrase et l’embrasse avidement. Après ce long baiser torride, il l’invite à entrer dans le salon.
— Viens, suis-moi Princesse ! Pénètre dans le Royaume des plaisirs, dans l‘antre de la luxure. Mets-toi à ton aise...
Comme dans un conte de fées, Sophie enlève délicatement sa capeline en admirant toutes ces belles bougies blanches.
Jeff est parti dans la cuisine chercher le champagne et des petits fours. Admirative, elle le félicite.
— Tu as vraiment le sens de la mise en scène ! Tu pourrais aussi être réalisateur... on se croirait dans Barry Lindon ! Et cette musique qui est divine ! On dirait des sirènes qui chantent !
Jeff arrive avec les victuailles.
— Mais, on fête quoi ? Tu as décroché un rôle ? Tu me caches quelque chose !
Son Prince lui met un doigt sur la bouche comme unique réponse et lui susurre un « chut » qui anéantit l’aridité de la culotte en soie de la jeune femme.
Il fait sauter le bouchon de la bouteille et verse délicatement le liquide divin dans les coupes. Les bulles joyeuses d’être enfin libérées dansent comme de petites folles se cognant contre les parois de verre.
— Ma belle Princesse, à ta beauté ! Trinquons à la l’éclat et à la pureté de notre amour !
Sophie déborde d’émotion.
— Pff ! Je ne sais pas quoi te dire !
Elle fouille dans son sac et sort une petite boîte en argent.
— Regarde ce que je nous ai apporté pour émoustiller nos petites narines ! dit-elle en ouvrant la petite boîte.
Elle répand de la poudre blanche sur la table basse et se baisse pour en renifler un peu. L’effet de la cocaïne est immédiat. Son corps est envahi par un torrent de bonheur ! Le regard trouble, elle se relève vers Jeff.
— Tu en veux, mon amour ?
— Non, pas maintenant. Ne dis plus rien et laisse-toi faire, lui répond-il en commençant à lui lécher le lobe de l’oreille. Sophie est prise par un petit fou rire.
— Je croyais que vous n’aviez pas le droit de vous laisser aller dans le salon. Si Yan l’apprend, il sera furieux !
— Ne t’inquiète pas, il n’en saura rien. C’est juste une petite entrave à notre pacte. Laisse-moi t’envoyer planer vers le septième Ciel.
À ces mots, c’est une tempête qui la submerge !
En roucoulant, elle commence à se mettre à genou devant son partenaire. Avide, la bouche grande ouverte, elle veut sans plus attendre s’occuper de la braguette de son amant. Jeff la relève aussitôt.
— Doucement, ma belle... déshabille-moi, mais pas trop vite !
Face à cette galante invitation, elle se relève et glisse sa main dans l’ouverture de la chemise de son homme, pour saisir à pleines mains son torse bien musclé. Il se laisse palper les pectoraux tout en caressant la culotte en soie de Sophie.
C’en était trop !
La Princesse frissonne et grommelle de plaisir, prête à devenir la plus grande traînée qui soit !
— Oh oui, Jeff ! Vas-y ! Je suis brûlante ! Tu me fais tellement mouiller ! Vite ! Descends ton pantalon, j’ai envie d’avaler tout entier ton braquemart... Grr ! Cette musique est trop douce, mais nous un truc plus hard. Je veux du vrai sexe ! Viens, mon Prince ! Déchire-moi cette robe dans laquelle j’étouffe ! Please, come on ! Déchire-moi !
Sophie se retrouve, toute tremblante, en petite culotte trempée à quatre pattes offerte à l’assaut viril de son Prince des Ténèbres.

Le moment si attendu par Jeff.
Un sourire malsain naît sur ses lèvres. Il saute prestement sur l‘interrupteur. Une lumière violente explose !
Sophie le regarde d’un air penaud. Elle ne comprend pas ce coup de théâtre.
— Mais, mon chou... qu’est-ce que tu fais ? lui demande-t-elle la mine défaite.
Le visage de Jeff n’est plus celui du Prince charmant, mais celui du mari furieux d’avoir été trompé.
Comme unique réponse, il jette à la figure de sa victime le magazine Gala.
— Tu vas peut-être pouvoir m’expliquer ! J’attends... sinon, j’envoie toutes tes frusques par la fenêtre et te jette dans l’escalier avec ta petite culotte remplie de sécrétions vaginales !

Face à cette soudaine agressivité, Sophie fond en larmes. Le monde vient de s’écrouler sur elle. Entre deux sanglots, elle arrive à prononcer.
— Je ne comprends pas ce que tu veux dire ?
— Ah bon ! Tu ne comprends pas ? Alors en plus de me prendre pour un crétin, tu te fous de ma gueule ! s’emporte Jeff.
— Mais non...
Il reprend le Gala et lui met la page trente sous le nez.
— Et ça ? C’est quoi ? Tu peux m’expliquer ? « Alain Delon fête la sortie de sa biographie en compagnie de ses amis. » Et qui l’on voit parmi les invités ? Je te le demande ?
D’une toute petite voix, Sophie répond.
— Moi ? Mais, je peux t’expliquer...
Le regard haineux, il hurle.
— Oui toi !!! Comment as-tu pu me faire cela ? Je croyais que tu m’aimais ! Mais non, je me suis trompé ! Ce n’est que ma bite que tu veux ! Va donc rejoindre tes vibromasseurs ! Tu ne me mérites pas, traîtresse !
Il lui jette violemment ses habits au visage.
— Et je suis encore trop con ! Je ne te laisse pas filer en petite culotte, j’ai pitié des gens dehors... ils ne méritent pas ce spectacle ! Allez, sors de mon appartement et surtout de ma vie !

Sophie se relève. Elle commence à reprendre ses esprits. Jeff ne veut pas l’écouter, il est abominable ! Jamais personne ne l’avait traitée de cette façon !
Ses joues commencent à prendre à leur tour la couleur de la rage. Tout en se rhabillant difficilement, elle lui crie.
— Espèce de petit crétin à deux balles ! Tu ne sais pas ce que tu fais ! Comment aurais-tu voulu que je t’emmène chez Alain ? Tu n’as aucune classe ! Tu n’es bon qu’à me donner du plaisir ! Espèce de sale Gigolo ! Comment ai-je pu me tromper ainsi sur ton compte ?
La figure baignée de larmes, elle s’agite dans tous les sens ! Jeff est le premier à être impressionné. Elle continue sa tirade.
— Tu as poussé le bouchon trop loin ! Tu ne sais pas qui je suis ! Sophie De Latour, fille d’Auguste De Latour ! Je fais la pluie et le beau temps dans ce métier ! L’exemple de Yan ne t’a pas servi ! Prépare-toi à supporter toute ta vie de comédien un orage au-dessus de ta tête ! Recycle-toi vite, mon amour ! prends un rendez-vous avec tes Assedic pour une reconversion. Ta carrière est grillée !

Sur cette série de menaces, elle lui claque la porte au nez, le laissant sincèrement choqué par cet échantillon de haine.
« Cette fille est vraiment un monstre ! »
Il a enfin découvert sa vraie personnalité. Pourquoi ne pas avoir écouté Yan plus tôt ? Il le lui avait dit !
Il voudrait qu’il soit près de lui. Il saurait le réconforter.

Jeff retourne dans le salon.
De la rue, il entend encore Sophie continuant à l’insulter de tous les noms.
Il boit une gorgée de champagne. Le choc de la colère verte de Sophie passé, il est content de s’être vengé. Elle le méritait !
Elle a osé se rendre chez Alain Delon sans lui, tout en connaissant la vénération qu’il éprouvait à l’égard de ce comédien.
La moindre des choses aurait été de le prévenir en lui précisant qu’il était impossible de l’accompagner. Il aurait compris. Mais non, par manque d’honnêteté, elle a tout organisé derrière son dos.
« Elle n’a eu que ce qu’elle mérite ! Yan, reviens vite ! »

*

— Yan ? Tu peux descendre ? Tous les invités sont arrivés !
C’est la voix de madame Cher qui annonce le début de l’opéra familial de ce soir.

Retour violent vers la réalité. Le comédien ferme le livre avec regrets.
Plus il relit Antigone, plus il se dit que le personnage de Hémon est bien terne par rapport à celui de sa fiancée. S’il osait, il passerait l’audition pour devenir Antigone.
« Peut-être que le rôle est déjà pris ? L’annonce ne recherche qu’un Hémon. »
Toutefois, une intuition lui confirme que ce rôle est pour lui.
Il faut juste provoquer le destin. D’ailleurs, qui mieux que lui pourrait interpréter ce fascinant personnage ?
Sophie Marceau ? Non, beaucoup trop belle. Adjani ? Trop vieille. Virginie Ledoyen ? Non, trop fade...
Oui, il serait parfait. Lydie serait tellement fière de lui. Et puis, tous ses rêves prémonitoires sur Le retour d’Antigone ?
Il y a des signes qui ne trompent pas !


— Yan, tu veux une invitation spéciale ?
Il faut foncer ! Avant le processus humiliation totale devant la famille, il doit quitter sa chambre pour rejoindre les invités. Sa mère adore crier sur tous les toits que c’est elle qui commande.
Et gare à ceux qui se soustraient à son autorité !

Toute la famille est là.
La vieille Tatie Danièle, la grand-mère affectueuse, la tante alcoolique, Mélodie la petite cousine, le grand dadais de Teddy, le fils de Damien...
Il ne manque plus que son frère, l’officier de gendarmerie et sa petite merveille pour compléter le tableau.
Yan ne sait pas s’il est vraiment heureux de voir toute cette petite famille avec qui il parle de tout excepté de son homosexualité. Son coming out n’est pas connu de tous. Il commence à regretter son choix d’être venu ce week-end !
Trop tard…

— Avec sa petite gueule d’amour, je suis certaine qu’il fait tomber toutes les demoiselles de bonne famille ! aime dire sa grand-mère.
Silence pesant de monsieur le Général.
Le père est autant gêné que le fils quand le sujet du célibat de Yan est mis sur la table. C’est surtout par respect pour ses parents qu’il a toujours caché ses tendances... même s’il se voit mal dire à sa Tatie Danièle qui ne jure que par l’extrême droite.
— Mamie, cela fait longtemps que je voulais te le dire, mais je suis « PD » !
Elle ne comprendrait pas !
Même s’il est certain qu’à part cette aïeule, personne n’est dupe. Un futur trentenaire toujours célibataire est soit prof de maths, soit « PD comme un phoque ! »
D’ailleurs, pourquoi un phoque ? Yan, le premier, a toujours détesté nager dans de l’eau glacée !

Durant ce dîner interminable, le jeune parisien reste le principal sujet de conversation.
— Et ta carrière d’acteur ? Je ne te vois nulle part !
— Il a toujours été l’artiste de la famille !
— Vous vous rappelez quand il faisait ses shows de Dalida ?
— Oui, mais il était gamin, acteur ce n’est pas un métier !
— Il faut se méfier de la drogue et de l’alcool !
— Ne finis pas comme ton papy retrouvé mort dans son vin !
— Avec son bagou, il aurait pu faire un bon avocat !
— Avocat ou vétérinaire, ça, ce sont de vrais métiers !
— Vivre à Paris, c’est de la folie ! Je me rappelle pendant l’occupation...

Vulnérable, Yan subit toutes ces réflexions sans avoir le temps de répondre ni de se justifier.
Un bel exemple de ces réunions familiales…
Overdose. Ses oreilles n’entendent plus rien. Il devrait appeler Lydie, sa voix douce le calmerait. Il le fera avant de se coucher.

Une idée lui vient soudain pour arrêter ce tintamarre !
Il se lève et tape sur la table.
— S’il vous plaît, je voudrais le silence !
Toutes les langues s’immobilisent, le sujet du jour veut s’exprimer. Les visages se dirigent vers Yan, impatients de savoir ce qu’il a à dire.
— J’ai quelque chose de très important à vous avouer !
Monsieur le Général baisse la tête, prêt à subir l’assaut de la lame aiguisée de la guillotine sur son cou et madame Cher prépare la scène de la mère désespérée face au mal incurable de son fils.
— Voilà, je tenais à vous faire partager mon bonheur... j’ai rencontré une jeune fille qui s’appelle Lydie et je l’aime de tout mon cœur !

Black out total.
La mère ne comprend pas, le père a l’air aussi choqué que le jour où son fils lui a avoué qu’il préférait Oscar Wilde à Saint-Exupéry et que Boy George était l’homme qu’il voulait être.
La période d’incubation passée, les langues se délient et reprennent de leur service.
— Je l’ai toujours dit ! Un aussi beau garçon ne peut pas être éternellement célibataire !
— J’espère qu’elle sera plus belle que la nouvelle de son frère !
— Mais, moi, je pensais qu’il était... enfin, qu’il était artiste...
— Lydie ? Ce n’est pas une arabe, au moins ?
— Mais non, c’est espagnol !
— Cela me fait penser à une race de chien.

Content de son effet, c’est totalement apaisé que Yan fuit cette assemblée envahissante et monte retrouver sa nouvelle drogue : Antigone.
Avec cette nouvelle, ils ne l’agaceront plus avec toutes leurs questions sur sa vie sentimentale.
Quand il y repense, il est le premier étonné à avoir osé avouer en public son amour. Il appellera Lydie demain. Elle doit savoir qu’il l’a choisi.
Ou alors était-ce le contraire ?


Le reste du week-end fut plus calme. Le nitrate de bétaïne devait faire son effet.
Yan est resté la majeure partie de son temps enfermé dans sa chambre prétextant beaucoup de travail. Il se demande s’il n’est pas tombé malade ?
La température de son corps ne baisse pas, il ressent une continuelle sensation d’être enfermé dans un four. Comment trouver le sommeil dans cet état de fièvre permanente ?
Une insomnie alimentée par cette obsession dévorante pour Antigone qu’il ne veut plus quitter. Elle l’obsède mais le soulage aussi !
« J’espère que le rôle est disponible ! Mon Dieu je vous en supplie... »

Comme il n’a pas sur lui le numéro de la production, il doit donc attendre son retour à Paris pour savoir. Et puis, c’est le week-end…
Jamais Yan n’a autant détesté le week-end !
« Pour avoir ce rôle, je vendrais mon âme au Diable ! Je l’ai tellement attendu ce personnage. »
À cette idée, Yan se fige d’effroi. Non, ce n’est pas lui qui a pu avoir cette pensée !
S’il est plutôt du genre amoral et qu’il lui est arrivé de manquer de respect à des personnes âgées dans le métro, ce n’est pas un mauvais garçon.
Jamais, il ne pactiserait avec Satan ! Il ne s’appelle pas Dorian Gray !
Pourtant, cette pensée a bien germé de son esprit…


Monsieur le Général reste cloîtré dans son silence.
Il ne cesse de penser à la déclaration de son fils. Cette nouvelle pourrait tout remettre en cause. Serait-il enfin guéri ?
Madame Cher, plus préoccupée par le nouvel ensemble Sonia Rykiel qu’elle a vu en vitrine et par son bébé Sidonie, a déjà oublié. De toute façon, pour elle, ses fils ont toujours été asexués !
Bizarrement, monsieur le Général ne veut pas en savoir plus préférant rester dans le doute.
Sa déception serait trop forte si Yan leur avait menti.

Yan ne revint pas sur sa déclaration. Son retour à Paris lui tarde. Demain. Ce matin.
— Yan ! Dépêche-toi, tu vas louper ton train ! lui crie sa mère, habillée version Yves Saint-Laurent pour l’accompagner à la gare.
— Ton ensemble est sympa ! lui dit-il, tout en pensant, « ce matin, ce n’est pas Cher qui m’accompagne à la gare mais Catherine Deneuve, c’est plutôt flatteur »
— Oh ! Non... dit-elle en rougissant comme une débutante, il est complètement démodé. Juste un vieux tailleur que j’ai trouvé au fond de l’armoire…
Yan sourit.
Sa mère a toujours eu une armoire magique. Un peu comme Peau d’Ane. Un coup de baguette et hop ! De nouveaux habits « complètement démodés » resurgissent du fond de l’armoire.
— Par contre, toi, tu aurais pu faire des efforts ! Tu ne ressembles à rien ! Mais comment es-tu coiffé mon fils... un vrai fou ! Tu vas me faire le plaisir d’aller mettre de l’ordre dans tes cheveux. Je ne sors pas avec toi comme ça !
Yan sourit de plus belle. Sa mère est en pleine forme !
— Allez, va vite embrasser ton vieux père ! Le train ne va pas t’attendre !


Yan trouve monsieur le Général dans son austère bureau.
— Papa ! Je dois y aller. J’ai été content de te voir.
Son père l’embrasse, et lui souhaite bonne chance en lui mettant un billet dans sa poche.
— Pour le voyage, mais ne dis rien à ta mère ! Elle va m‘accuser de gaspiller notre retraite...

Le jeune homme le quitte avec un étrange sentiment. Comme un adieu.
Il est conscient de ne pas être le fils que son père aurait souhaité avoir.
« Désolé papa, mais je n’ai pas choisi d’être moi. »


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