02/08/2003 - Erwan Chuberre
Chapitre 6 - Troisième Sexe

Dès le vestibule de l’immeuble, Yan sait que Jeff est chez eux. Le chant cristallin de Mylène Farmer pleure dans la cage d’escalier, transformé en un long couloir funèbre !
« Ainsi, moi je prie pour que tu fuies mon exil… »

Lui aussi, il aurait préféré se retrouver en exil, après ces quatre heures de train ! A peine a-t-il franchi le seuil de la porte que Jeff lui tombe dessus comme une trombe et l’enivre de phrases incompréhensibles, excité comme une puce pressée de retrouver son pelage préféré.

Yan a du mal à tout comprendre.
Par déduction et par élimination, il apprend que Sophie appartient au passé, Jeff s’en étant débarrassé. Concernant l’histoire d’Alain Delon, il n’a pas bien suivi et ne fait pas l’effort d’approfondir le sujet.
Il se contente de faire des « oui » de la tête approuvant toutes les élucubrations verbales de son ami.

Le calme revenu, Yan en profite pour placer une question.
— Lydie ne m’a pas appelé ?
— Nada. Personne n’a pensé à toi !
Yan est déçu, très déçu. Elle aurait pu au moins essayer de le contacter sur le fixe…
Après une brève réflexion, il réalise que c’est impossible. Elle n’a jamais eu son numéro qu’il oublie toujours de lui passer !
«  Et moi qui tombe toujours sur sa messagerie ! »
Sentant le cyclone de paroles revenir, Yan doit s’abriter. Il prétexte une migraine et court s’enfermer à double tour dans sa chambre pour retrouver son intimité, enfin… leur intimité.

*


Jeff est frustré. Yan n’a pas fait attention à ce qu’il lui a raconté alors que depuis le départ de Sophie, il était resté à attendre son ami !
Il ne l’a pas consolé ni même approuvé.
Il se sent triste. Yan paraît si distant.
Lui qui était toujours là pour le rassurer, il a préféré s’enfermer dans sa chambre le privant même des croustillantes histoires de monsieur le Général et de madame Cher.
«  Mais, qu’est-ce que je lui ai fait ? Et il ne m’a pas dit qu’il me préférait en brun ! »

*


Yan ne s’est pas rendu compte d’avoir blessé son compagnon.
Il voulait juste se reposer. Ce week-end fut éprouvant. Juste dormir un peu.
Demain, il appellera la production pour son rôle…

Minuit.
Morphée ne veut toujours pas s’emparer du jeune homme, qui s’offre pourtant sans pudeur.
Il saisit son livre sacré. Une lumière éclaire son esprit fatigué.
« Si je ne dors pas… peut-être que la fille de la production ne sera pas couchée ? »
Cette constatation lui semblait logique. Il se concentre sur son héroïne, sur Lydie et sur sa gloire prochaine.

Il plonge… compose le numéro et (miracle !) tombe sur une jeune femme.
— Allô ! Oui bonjour. Excusez-moi de vous déranger si tard mais j’aurai souhaité parler à Nadia... ah... c’est vous... je vous appelle de la part d’une amie comédienne qui souhaiterait savoir si le rôle d’Antigone est déjà pris... oui pour la pièce d’Alexandre Stuart. Celle qui devait l’interpréter est tombée malade... et, vous allez auditionner des jeunes filles ? D’accord. C’est la semaine prochaine ? Le 11 octobre... okay, je le dirai à mon amie... je vous en remercie. Au revoir !

—  Merci mon Dieu ! Ou je ne sais pas qui ! Mes prières ont été entendues ! s’exclame-t-il joyeusement.
Puis, en pensant qu’un pouvoir satanique aurait pu plaider en sa faveur, son sang ne fit qu’un tour ! Mais, il se calme aussitôt. Il n’interprète pas le rôle principal de Rosemary’s baby !

Rassuré, sa joie de passer ce casting revient. À présent, il est certain de devenir la nouvelle Antigone : son passeport vers les marches de la gloire !
Le destin est avec lui : la comédienne pressentie est tombée malade, les rêves du Retour d’Antigone, et justement cette même Antigone qui soigne ses montées de fièvre !
« Oui, c’est le rôle que m’avait prédit David, avec plusieurs mois de retard ! »

Il lui faut maintenant peaufiner son image afin d’être le plus crédible possible quand il passera l’audition. Devant la glace, il regarde ce visage trop beau et trop masculin. Toutefois, cette beauté s’affaisse sous le poids de sa fatigue. Son éclat a disparu.
La fondation est là pour interpréter la maigre et fragile Antigone, il ne reste plus qu’à construire l’édifice pour réveiller l’héroïne qui dort en lui.

*


Malgré cette insomnie devenue chronique, l’excitation de la journée donne de l’énergie à Yan. La cigarette aux lèvres, il admire de la grande baie du salon le boulevard Beaumarchais perdu dans une brume épaisse.

Jeff arrive en caleçon encore endormi.
— Mais tu es fou ! Il n’est même pas six heures du matin !
Yan se retourne vers lui avec un large sourire.
— À la place de râler, regarde, Paris est tout mouillé ! C’est beau, tout est gris. J’aime ce monde sans couleur.
Jeff reste perplexe.
— Toi ? C’est toi qui me dis ça ? Tu détestes la pluie ! Si la vie ne ressemble pas à un clip de Lorie, tu fais la tronche.
— Moi ? Non... tu te trompes répond Yan le visage serein.
Jeff abandonne.
—  Mieux vaut être sourd que d’entendre ça ! Il prend son ami par les épaules et d’un ton plus doucereux lui dit. Au fait, je voulais te dire, il hésite. Tu… tu ne voudrais pas… enfin, tu sais que je suis ton meilleur ami.
— Oui et alors ?
Il se lance.
- Voilà, ton état m’inquiète… depuis quelques jours, tu traînes un visage de zombie. Tu devrais aller voir un médecin !
Yan ne quitte pas la vue du paysage pluvieux, il répond :
- Ne t’inquiète pas. Oui, je prendrais rendez-vous chez un médecin. Plus tard… Oui, j’irai voir un spécialiste… je passe mon casting et après, je m’occuperai de moi. Il se retourne vers Jeff. Et de toi…


Réconforté, Jeff va dans leur petite cuisine sombre pour le café matinal.
—  Moi aussi, je pourrais aussi voir un docteur. Je ne sais pas ce que j’ai. Aucun peps, même pas envie d’aller au sport, et pas de casting en vue. Je me demande si je ne devrais pas changer de direction...
Yan l’a entendu. Il court le rejoindre.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Ce n’est pas toi qui parles ! Ne te laisse pas abattre ! Je sais que tu es fait, comme moi, pour ce métier. N’oublie pas notre but : devenir de grandes vedettes ! Ce n’est pas chez Picard que tu seras une star... oublie tout de suite tes doutes. Tant que tu y es, quitte Paris et va voir si l’herbe est plus verte ailleurs ! Mon Jeff, tu dois t’accrocher.
— C’est facile à dire, mais maintenant que je n’ai plus Sophie, le parcours me semble si difficile se plaint-il.
Yan s’indigne.
— Parce que tu crois que cette fille t’aurait aidé ? Elle est bien trop égoïste. Elle veut te garder à elle seule. Non, Jeff jamais elle n’acceptera que tu deviennes célèbre... oublie-la et bats-toi ! Mystérieux, il continue. Si tu veux, tu peux essayer d’avoir le rôle d’Hémon dans Antigone.
Jeff est étonné.
— Mais c’est toi qui dois auditionner pour ce rôle ?
— Oui, mais j’ai changé d‘avis. Malgré ton peu d’intérêt pour les tragédies, tu devrais jeter un oeil sur ce rôle. Et puis le metteur en scène Alexandre Stuart est très célèbre dans le métier.
— M’ouais, connais pas mais pourquoi pas ?
— Le casting se déroule dans quatre jours, le 12 octobre au Théâtre de l‘atelier de Paris. Tu devrais essayer !
Encore un peu méfiant, Jeff veut en savoir plus.
Yan part dans sa chambre et revient avec le bouquin. Rempli de passion, il poursuit.
— En plus, tu verras, son texte n’est pas très long ! Mais le rôle est principal. Il offre son amour à Antigone qui le refuse préférant mourir pour ses idées. C’est vraiment un beau rôle !
— Si ce rôle est si beau, pourquoi tu l’abandonnes ? Ca pourrait être sympa... comme ça tu pourrais m’aider pour les répétitions. Je ne suis pas très doué pour le théâtre. Tu me l’as assez fait remarquer.
— Mieux ! Je te donnerai la réplique. Non, Hémon n’est pas un personnage pour moi, je te vois beaucoup plus dans le rôle. Il est beau et fort comme toi. Il lui tend le livre. Tous les passages soulignés en feutre fluo sont tes répliques. Commence à les étudier aujourd’hui, et demain on commence le travail. Je sais que tu vas y arriver.
Jeff se laisse convaincre.
— Si tu le dis... mais on pourrait commencer dès cet après-midi, non ?
— Désolé, mais j’ai des petites courses à faire à droite et à gauche. Je serai occupé toute la journée.

Yan n‘en dira pas plus.
Il ne doit rien dévoiler pour l’instant. Trop parler c’est tuer... Jeff le saura bien assez tôt.

*


Boulevard Clichy. Guerrissold.
S’il existe une friperie pour trouver la robe idéale... elle porte un nom : Guerrissold.
Contrairement à la belle Ismène, Antigone n’est pas d’une nature très coquette donc il est inutile de faire les grands couturiers. Yan doit trouver une robe toute simple et banale voire intemporelle.

Il arpente les rayons comme un automate se laissant guider par une force imaginaire sous le regard médusé de la vendeuse black sortie tout droit de la série Fame.
«  Encore un taré ! », pense-t-elle en mâchant bruyamment son Malabar.
Toutefois, en bonne commerçante, elle se dirige avec méfiance vers ce client au visage drogué.
— Je peux peut-être t’aider ? lui demande-t-elle en faisant une grosse bulle rose.
— Non, merci... je sais exactement ce que je veux. Vous pouvez rejoindre votre peuple. Je ne me laisse conseiller que pour les problèmes de guerre. L’apparence n’est qu’une histoire personnelle... répond le curieux client d’une voix sensuelle et dénuée de virilité.
La vendeuse reste muette et retourne derrière sa caisse en vitesse. On ne connaît jamais les réactions de certains aliénés ! Et celui-là, avait vraiment l’air affecté !

Yan trouve une robe marron clair. La taille est bonne. Il doit l’essayer.
Certains clients pouffent de rire en le voyant sortir de la cabine d’essayage.
Il n’en a que faire.
Il regarde sa longue silhouette dans le long miroir.
— Elle sera parfaite.
Il s’adresse à la vendeuse.
— Tenez servante ! Je prendrais cet ensemble. Ne me l’emballez pas, je ne veux pas abuser de mes privilèges…

La jeune black le trouve finalement sympathique. Cette vente est une aubaine. Cette horrible robe était invendable !
« Il doit répéter un rôle ! » pense-t-elle en encaissant cet achat.


Avant d’entrer dans la bouche du métro Clichy, la sonnerie de son portable retentit.
C’est Kevin !

Yan sort de sa torpeur. La réalité revient au galop. Il court sous un abri de bus.
Mouillé comme un chien, il prend l’appel.
— Allô ! Ca va cousine ? Quand tu veux, tu m’appelles ! Depuis que tu m’as snobé la dernière fois, plus aucune nouvelle ! Tu es fâché ?
— Non, non… mais excuse-moi, j’ai été très occupé ces derniers jours.
—  Excusez-moi Monsieur le Ministre, mais je vous appelais pour savoir ce que vous faites ce soir ?
— Rien de précis, pourquoi ?
— Voilà, j’organise une petite soirée pour fêter les retrouvailles avec mon ex. Tu viens avec Jeff ?
— Pourquoi pas ? Cela fera du bien à Jeff. Il n’a pas le moral en ce moment, il m’inquiète répond Yan.
— D’accord, bon alors je compte sur vous. Rendez-vous chez moi vers vingt heures.
— Oui, Antigone sera aussi ravie de participer à ce bal.
À l’autre bout du fil, Kevin ne comprend pas. Mais avec son ami comédien, il n’en est pas à une excentricité près !

Yan remet son portable dans son sac.
Il pleut toujours autant. En regardant autour de lui, il se demande ce qu’il fabrique place Clichy.
Il essaye de se souvenir. En plus de ses grands accès de chaleur, il a le sentiment de perdre la mémoire à certains moments. Il se concentre mais rien n’y fait.
Désespéré, il s’assied sur le banc de l’abri de bus. Il a envie de pleurer.
« Qu’est-ce qu’il m’arrive ? »

Son regard se pose sur un sachet en plastique juste à côté de lui. Un sachet venant de sa friperie préférée.
Des images reviennent. Oui, la robe marron ! L’accessoire essentiel pour interpréter le rôle de sa vie.
Il se souvient… Antigone !

*


Jeff sourit aux anges.
Il vient de combattre son aversion pour la lecture. Il a réussi à lire Antigone d’un trait sans le moindre soupir... cent vingt-trois pages sans faire de pause. L’exploit !

Yan n’avait pas tort. Le rôle de Hémon lui va comme un gant ! C’est bien simple, en même pas une journée, il connaît déjà ses quelques répliques par cœur. Il lui tarde de commencer les répétitions…

Sophie ne l’a toujours pas rappelé. Elle doit encore être en colère contre lui. Pour sa part, son sentiment de rancune a disparu. Il commence même à regretter son comportement.

Dix-neuf heures.
Yan n’est toujours pas rentré ! Jeff a eu Kevin pour la fête de ce soir. Ils doivent partir dans une heure.
Il profite de ce long moment de solitude pour se regarder dans les miroirs de la salle de bain sous tous les profils.
«  Ce soir, je vais encore faire des ravages ! » pense-t-il tout en admirant ce visage d’Apollon des temps modernes.
« Quand je pense que des laiderons comme Daniel Auteuil et Guillaume Canet tournent... c’est vraiment du gâchis ! À croire que le cinéma français n‘aime pas les beaux mecs. »

Rassuré par son physique qui lui a confirmé qu’il était le plus beau du royaume, il va dans le salon pour se servir un apéro. Attendre lui donne soif.
Au diable ses belles dispositions d’ascète ! Il prendra un whisky-coca : le meilleur remède pour combler sa solitude.
Pendant que son verre se remplit, il entend Yan rentrer. En se concentrant sur la dose son service, il lui crie.
— Dépêche-toi de te préparer, on part dans une demi-heure !

Sans répondre, Yan se faufile en vitesse dans la salle de bain. Face à la glace de l’évier, il enlève ses lunettes de soleil. Il ne reconnaît plus son visage.
«  C’est troublant de voir ces sourcils épilés, mon regard s’est transformé. Toute la souffrance d’un peuple opprimé se lit à présent dans mon regard ou plutôt sur mes sourcils brûlés. »

En vitesse, il ouvre ses sacs, cache ses boîtes de maquillage dans sa trousse de toilette, met sa robe et une perruque noire dans le linge sale...
Jeff ne doit rien voir avant demain matin. Le mystère doit être cajolé.

Alors que les jets de la douche parcourent son corps, il fixe son sexe pendouillant.
«  Je ne peux pas le cacher. Personne ne doit savoir que j’ai ce répugnant bout de chair entre mes jambes ! Si seulement il pouvait disparaître, je me sentirais tellement plus à l’aise pour mon rôle... »
Il fait la grimace et se frotte énergiquement avec la serviette pour oublier cette trompe indécente.

Jeff commence à s’impatienter, il en est déjà à son troisième verre.
«  Il a dû se noyer ! »

Yan s’inquiète à présent de son regard. Il ne doit pas se montrer ce soir sous les traits de la nièce de Créon. C’est encore trop tôt.
Il trouve la paire de soleil idéale. Très night-clubber. Des montures jaunes pour des verres bleus. Excentricité obligée pour cacher son regard.
Ainsi, la future Reine ne sera pas agressée par des questions indiscrètes.

*


Le voyant arrivé dans le salon, Jeff n’en revient pas.
— C’est quoi cette nouvelle mode ? Tu t’es fait battre par un amant trop possessif ? Tu veux cacher ton superbe oeil au beurre noir ? Maintenant, je comprends pourquoi tu me fais des cachotteries depuis quelques jours, tu as un nouveau mec que tu me caches ? En plus, le soleil nous a abandonnés depuis pas mal de temps...
— Non, c’est juste pour cacher mes cernes et pour que personne ne voie ma satanée conjonctivite. En plus, mettre des lunettes dans une soirée, c‘est plutôt star !

Crédibilité assurée. Yan a toujours eu les yeux fragiles. Les réticences de Jeff tombent. Il est même séduit par son aspect : tee-shirt serré vert et noir, jean serré qui fait ressortir ses fesses bondées, baskets Nike dernier cri et l’accessoire ultime : les lunettes.
Le total look !

Jeff court dans sa chambre.
— Merde ! Où est-ce que j’ai mis ces lunettes ?
Il fouille dans son armoire mais ne trouve pas. Rien que l’idée que Yan puisse lui piquer la vedette l’énerve. Pourtant, il est certain d’avoir acheté une paire de ce style chez H&M, l’été dernier.
— Youppie ! crie-t-il en levant au ciel la paire si recherchée...
«  Ce soir, nous serons deux à jouer les Anastacia ! »

*


C’est Kevin qui leur ouvre la porte.
— Waouh ! Putain, les stars ! Et moi qui n’ai pas appelé les photographes de Voici alors que j’ai chez moi Johnny Depp et Brad Pitt... c’est trop d’honneur Messieurs ! Veuillez entrer dans la maison la plus décadente du Tout-Paris.
Kevin, à côté, se sent terriblement provincial avec son ensemble en jean acheté chez C&A.
— Venez, tout le monde est déjà là ! Pas la peine de vous présenter.

Jeff se précipite sur une bouteille de whisky. Il boit très rarement mais une fois qu’il a commencé, il ne peut plus s’arrêter.
De son côté, Yan fait son tour de table pour saluer sans enthousiasme tous ses amis.

Parmi l’assistance, il est heureux de voir Didier, un vieil homo qui s’est découvert sur le tard. Un cardiologue de renom qui, du jour au lendemain, a oublié son ancienne vie pour prendre un studio à Voltaire et vivre enfin sa vie d’homosexuel !
Il y a aussi des ex de Yan : Steve, l’étudiant en histoire et fana de fist-fucking, Pablo, le footballeur brésilien, Patrick, l’adepte de la douche dorée et Vivien, un transformiste qui aime à dire qu’il « danse mieux que Madonna » ( lui ? Jamais ! Yan a refusé.)
Et enfin, le couple de la soirée, Patrice et Stéphane : les perles rares dans ce monde orgiaque.
La légende veut qu’ils soient ensemble depuis six ans et totalement fidèles ! Un beau pied de nez à tous les homos qui pensent que l’infidélité est dans leurs gênes.
De tous les invités, ce sont eux qui respirent la plus grande joie de vivre. Ils boivent peu et ne se droguent pas.
«  C’est vrai qu’ils font un beau couple, comme Ismène et Hémon » pense Yan.

Si l’on suit cette logique, Kevin est sûrement le plus malheureux, il en est déjà à son troisième exta et à son quatrième verre !
Il danse comme une furie, fidèle à son image : celui qui ne se pose jamais de question, avec une pensée qui rampe au sol.
Boire, baiser, se droguer et s’amuser sont les quatre mamelles de son bonheur.

Jeff le suit de près... sans exta mais tout aussi imbibé.
Il s’est lancé à corps perdu dans son numéro habituel de séduction face à tous ces mâles présents.
Et je bois en macho, et je danse en enlevant mon tee-shirt pour montrer mes abdos, et je me touche la braguette en léchant mon pouce.
Bide sur toute la ligne. Toute l’assistance connaît trop bien le petit jeu de Jeff.
— Jeff ? C’est une honteuse !
— Oui, le jour où il se laissera vraiment aller... ça va faire des étincelles, mais pour l‘instant, il se contente d‘allumer.
— Faites qu’il réalise tout ça assez tôt quand même pour qu’on puisse profiter de lui encore jeune.
— Si j’étais Yan, je lui aurais sauté dessus depuis longtemps !

Après l’épreuve des bises, Yan se met dans son coin.
Il n’arrive pas à entrer dans l’ambiance. Il a encore trop chaud et cette musique l’angoisse.
«  Je n’ai rien à faire avec ces gens ! Je voudrais m’enfuir pour rejoindre Lydie et me rouler avec elle dans l’herbe humide ! »

Kevin en plein délire veut l’entraîner dans sa danse.
— Dis. Allez ! Remue-toi ! Cela ne te ressemble pas de rester amorphe ? Pourtant, je mets toute la musique qu’on aime ! Et bois un verre ! Ca te donnera un peu de couleur sur les joues !
— Non, je suis un peu fatigué, s’excuse Yan qui ne souhaite pas continuer cette conversation.
— D’accord, tu peux te reposer, mais tout à l’heure, tu viens avec nous, on va chasser le mâle à l’Insolite !
— Mais, je croyais que tu t’étais remis avec ton ex ?
— Tu parles ! Il n’a même pas daigné venir à une soirée organisée en son honneur. M’en fous. Un de perdu, dix dans mon lit ! Allez, tu viendras ?
Le ton de Yan devient coupant et d’une voix calme mais autoritaire qui surprend Kevin, il lui dit :
— Non... demain, un grand travail m’attend. Je dois répéter avec Hémon...
Kevin préfère fuir. Il ne comprend rien à son charabia.
— Qu’est-ce que tu dis ? Je crois que je suis trop défoncé pour enregistrer !
Il court rejoindre les autres pour hurler sur leur idole.

«  En moi, en moi, toi que j’aime
Dis-moi, dis-moi, si ça ne va pas
Et glisse et lisse l’abdomen
Dans mon orifice à moi… »

*


Au même moment, un nouvel invité frappe comme un forcené à la porte.
«  Ils ne m’entendent pas ! »

Heureusement pour lui, Jeff sort des toilettes à ce moment-là. Il reconnaît cette voix et commence à hurler à qui veut l’entendre.
— Comme je suis le plus grand Devin de Paris ! Je me concentre. Bzzz ! Bzzz ! Oui, je vois, je vois ! Tout en continuant son numéro d’acteur, il ouvre la porte, je vois... oui ! Madame Irma, le grand David !!!
Jeff, totalement ivre, se jette sur le nouvel arrivant pour le serrer fort dans ses bras, un comportement qui fait rougir aussi sec David, peu enclin à ce genre d’effusion.
Et pour cause !

David est bien loin de l’image du bel éphèbe glabre et musclé. Plus proche du crapaud que du Prince Charmant.
Toutefois, malgré son physique ingrat, il possède une qualité très recherchée qui fait de lui l‘invité indispensable de toutes les soirées : il est médium !
Ce don lui procure plus d’invitations que tous les autres garçons réunis ce soir. À défaut d’être le plus joli, il peut se vanter d’avoir la vie sociale la plus riche.
Kevin est très fier qu’il ait répondu présent à sa soirée. C’est un gage de popularité !

Comme à son habitude, David est sobre comme une bouteille d’eau minérale dans cet univers de verres de whisky.
Trop bourrés, les danseurs électriques l’ignorent... aucun ne court pour lui poser des questions sur leur futur !
Il semble désemparé par ce manque d’intérêt. Il a envie de repartir.
«  Et puis, je déteste qu’on m’appelle madame Irma ! »
Il préfère se cacher dans la cuisine pour fuir cette musique assourdissante.


Un jeune homme est justement en train de prendre une grande inspiration d’air frais penché à la fenêtre de la cuisine. David le reconnaît ! C’est Yan !
Il ne sera pas venu à cette soirée pour rien. Depuis le temps qu’il essaye de le croiser : à l’Insolite, au Cox, dans des bars plus glauques. Personne.
Yan avait définitivement déserté la piste du jeu Polygamy !
Il a peur d’arriver trop tard.
— Ca va ? lui demande-t-il, inquiet. Tu ne devrais pas rester penché à la fenêtre, tu vas attraper la mort !
Le comédien tourne la tête pour fixer l’inconnu qui lui a adressé la parole. Il n’a jamais rencontré cet homme au regard malheureux et au visage meurtri par un mal de vivre latent. Il en est ému.
David insiste.
— Yan, c’est moi ! David ! Tu ne me reconnais pas ?
Perdu, il ne comprend pas pourquoi cet homme si triste s’entête à lui parler. D’ailleurs, il ne comprend pas ce qu’il dit. Il préfère se retourner pour admirer cette nuit glaciale.
David sait qu’il ne s’est pas drogué. Il sait tout.
Délicatement, il pose sa main sur son épaule.
Son pouvoir doit agir ! Progressivement, la température du corps de Yan descend. Sa conscience revient. Il commence à trembler de froid.
Pour se protéger du vent, il referme aussitôt la fenêtre et repose son regard sur David. Souriant, il s’excuse.
— Désolé, je rêvais. Ca me prend souvent en ce moment. Tu es là depuis longtemps ? Comment vas-tu ?
— Moi, ça va. Mais toi, tu m'as donné l'impression d'être ailleurs.
— Non, c’est juste que cette ambiance ne me convient pas. Je n’ai pas envie de m’amuser dans ce genre de fête. Ils ne pensent qu’à se défoncer ! J’ai tourné la page, j’aspire à présent à autre chose.
«  Ses paroles ne peuvent pas sortir de sa bouche, pense David. Son mal a progressé bien rapidement. Son esprit abrite un nid d’araignées qui le dévore à petites bouchées. »
David décide d’insister.
— Yan, il faut que tu m’écoutes. Tu dois abandonner ce projet.
— Quel projet ? répond-il en feignant l’ignorance.
— Si je te dis Antigone, tu me dis quoi ?
— Euh... ça veut dire Antigone, oui et alors ?
— Abandonne ce rôle !
Yan ouvre des grands yeux et le plus sincèrement possible le rassure.
— Ne te fais pas de souci. J’ai abandonné depuis longtemps de tenter de jouer ce personnage !
-Tu as raison, tu dois renoncer à ce rêve d’acteur, si tu y renonces, tu vivras. Tu es touché par le complexe d’Antigone ! La maladie la plus effroyable pour le comédien ! Ce personnage veut ton âme, ta vie !
- Puisque je te dis que c’est de l’histoire ancienne ! répond Yan agacé.

Juste à ce moment-là, Kevin déboule en titubant dans la pièce pour chercher des bières dans le réfrigérateur.
— Bon, quand vous voulez vous vous éclatez ! On n’est pas là pour se prendre la tête ! clame-t-il haut et fort.
Yan souhaite se retrouver seul.
Il voudrait se réveiller et que sa mère soit avec lui. La chaleur revient dans son corps. Il étouffe. Il n’arrive pas à dissimuler son trouble.
David voit bien qu’il ne va pas mieux.
Ses ondes sont mauvaises. Il ment, ou plutôt elle ment !
— Abandonne ce rôle !
«  Pourquoi me parle-t-il de ce rôle ? Ce n’est pas juste un rôle, c’est ma vie ! Puisque je sais qu’Antigone est en moi. Je suis Antigone ! »
David sent que la conscience du comédien s’enfuit de nouveau. Une conscience qui se complaît dans ce mal…
- Abandonne ce rôle !
Yan s’énerve. Il enlève ses lunettes. Ses yeux deviennent rouges de haine.
« Espèce de vieux sorcier, sois damné ! »
Ces pensées furent envoyées violemment contre l’esprit de David qui fut pris d’une terrible douleur. Son corps se courba en deux de souffrance.
Yan profite de cette attaque pour s’enfuir, son destin est ailleurs et plus rien ne pourra l’arrêter !

Jeff le surprend partir en courant. Il essaye de le rattraper. Mais l’abus d’alcool lui fait abandonner cette course impossible.
Il retourne voir David.
—  Qu’est-ce ce qu’il s’est passé ? demande-t-il au voyant qui se tient la tête dans les mains. Tu vas bien ?
La douleur disparaît. Le voyant se redresse.
— Oui, oui, ça va... je te remercie. C’est plutôt ton ami qui va mal. Toi, qui le connais mieux que personne, tu ne trouves pas que son comportement a changé ces derniers jours ?
Jeff réfléchit au ralenti. L’alcool lui a détruit toutes ses capacités de concentration. Il répond juste.
— Oui, il est bizarre en ce moment. Il n’a toujours pas vu que j’ai repris ma couleur de cheveux ! C’est un ingrat ! Il prend David par la main. Allez viens donc t’éclater avec nous ! Si Yan est parti, c’est son problème ! Moi, je veux m’éclater, la vie est trop courte !

David refuse poliment. Songeur, il n’a plus envie de bavarder ni de se mêler à l’hystérie collective. Il se prépare déjà à l’annonce de la terrible nouvelle.


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