10/08/2003 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 6

Nahuatina, réveillée par un grincement de porte, retrouva très vite ses esprits. Elle aperçut un garde. Très grossièrement, celui-ci lui ordonna de se lever et de le suivre. Au-dehors, le soleil était haut sur l'horizon. Sa lumière éclatante aveuglait la jeune fille. Elle fut violemment jetée hors du palais comme une vulgaire débauchée. Derrière elle, les portes se refermèrent lourdement. La colère de Nahuatina était grande mais il fallait faire vite avant que la populace ne la prît pour cible et ne la lapidât, châtiment appliqué aux femmes de petite vertu. Heureusement, la foule était trop occupée par l'agonie d'un supplicié qui se mourait lentement en mordant la broche de métal qui lui sortait de la bouche. Elle dut se ressaisir rapidement et rentra au plus vite.
En repensant à cette terrible nuit, Nahuatina sentait monter en elle une colère et un immense dégoût. Il fallait oublier au plus vite ce qu'elle avait vu. Elle ne voulait pas céder à la peur. Les jours passèrent sans qu'elle eût à souffrir des avances du prince Bakhar. Le calme revint, sa jeunesse reprenant rapidement le dessus. Souvent elle pensait à Taar mais sans espoir possible de le revoir. À Chaüaki, il n'était pas dans l'ordre des choses que les princes épousent les filles du peuple. C'était la mort assurée pour la fille qui témoignerait des sentiments amoureux un peu trop rapprochés envers un prince de sang. Nahuatina en souffrait mais ne disait mot de ses tourments. La vie reprenait son cours. L'existence de Nahuatina était partagée entre le désir de revoir le prince Taar et la crainte de dévoiler sa passion envers un jeune homme de sang royal. Elle en connaissait le prix, le châtiment était redoutable, jamais personne n'avait osé transgresser cette loi infrangible.

Un jour de foire, un violent orage éclata. L'averse se mit à tomber en rideaux d'eau. Les tentes étaient malmenées, déchirées et tout le monde de chercher un abri. Les éclairs fendaient un ciel couleur de plomb. Le bruit assourdissant du tonnerre était effrayant. Nahuatina s'était réfugiée sous la tente d'un marchand de riz. Chacun attendait la fin de l'averse quand Nahuatina crut entendre le bruit des gongs. Elle pensa à un éclair, mais la répétition nette du son si caractéristique mit fin à ses doutes. On appelait les enfants sur l'esplanade et il fallait y aller immédiatement en laissant tout sur place. Quelques instants plus tard, la foule se précipitait vers la place. Les enfants pleuraient mais tous couraient pour apaiser la colère des dieux. Nahuatina, encore une enfant, se plia à la coutume. Le hasard l'avait placée devant l’entrée du palais.
Les portes s'ouvrirent, la garde royale se présenta, le prince Bakhar en habit de grand officiant se dirigea vers la foule des enfants et des adolescents. Il avait le visage crispé et un regard d’acier que ne traversait aucune émotion. Le regard du prince Bakhar croisa celui de Nahuatina. Elle se mit à trembler et sentit ses jambes mollir. Elle ferma les yeux. Le Prince s'approcha d'elle, si prêt qu'elle put sentir son odeur. Elle avait envie de fuir mais elle resta clouée au sol. Le prince fit un signe de la tête. Le vide se fit autour de Nahuatina. Elle avait peur, très peur. Déjà, deux gardes l'encadraient. Elle pensait à Taar. Il n'avait pu rien dire, rien faire qui put l'aider, des hommes en armes l’avaient empêché d’intervenir pour la secourir. Taar était fou de rage. Nahuatina ressentait un immense vide. Elle se mit à marcher lentement et se dirigea vers le bas de la ville. La rumeur populaire l'accompagnait. Elle semblait percevoir des signes de mécontentement. Certains passants l'encourageaient, d'autres lui caressaient les cheveux ou l'épaule, d'autres encore lui faisaient des petits signes d'adieu. Tous avaient un regard attristé mais résigné. Nahuatina était connue de beaucoup. Elle était aimée et appréciée.
C'était une belle journée et curieusement elle sentait le froid l'envahir. Elle se rappelait les paroles de sa mère et se répétait que le courage n'évacue pas la peur et qu'en toute circonstance il fallait garder la tête haute. Elle essayait d'appliquer ce principe, mais son corps refusait ce que lui dictait son esprit. Un vif reflet de soleil aveuglait son beau visage. Elle eut un geste de recul quand elle vit la trappe grande ouverte. Bakhar, le grand officiant, la poussa d'un coup sec dans les reins. Elle roula à terre, sentit le souffle du courant d'air la glacer jusqu'aux os, entendit le lourd battement de la trappe
Se refermer sur la ville.

Ce-soir là, on parla beaucoup de l'événement. L'usage voulait que le grand officiant choisît les plus jeunes enfants et de préférence les garçons et de préférence les garçons infirmes. Le prince Bakhar n'avait pas respecté l'usage, ce qui n'était pas un bon présage. Les dieux seraient mécontents. Il était à craindre les pires catastrophes pour Chaüaki. Tard dans la nuit, le roi agonisant convoqua son fils aîné.
— Tu vas devoir t'asseoir sur le trône et assurer ton rôle de roi. Fais-le avec fermeté et ne faillis jamais devant l'adversité. En revanche, sois juste et courageux et conduis notre peuple et la ville comme tes ancêtres l'ont fait depuis la nuit des temps. Veille bien à la colère des Dieux et sache l'apaiser comme nous l'avons fait depuis toujours. J'ai parlé à ton frère, il t'aidera dans cette difficile mission. Il te remplacera si tu viens à disparaître.
Le roi se retourna sur sa couche et mourut d'un coup, comme on prendrait une profonde respiration. Le lendemain était jour de funérailles. Les soldats avaient dressé un immense bûcher au centre de l'esplanade. Le cortège funèbre avançait avec toute la lenteur due à la funeste circonstance. La population de Chaüaki était là pour accompagner son roi dans le pays de l'au-delà, au-delà des montagnes couvertes de neiges. Son valet de pied l'accompagnerait dans ce dernier voyage et pour qu'il ne s'écarte pas du bûcher, il avait été attaché à son maître, comme on attacherait une paire de chausses à ses mollets. Il avait beau dire qu'il ne voulait pas griller vif et mourir, personne ne l'écoutait. Il fallait qu'il assure jusqu'au bout sa fonction de serviteur royal, car c’était un honneur suprême que de partir avec son roi au lieu de sangloter comme un poltron. Cent sous-officiants mirent le feu au bûcher.
Un chœur de mille personnes chantait une lente et sinistre complainte mortuaire. Deux cents pleureuses se lamentaient bruyamment. Leurs larmes étaient récupérées dans de petits récipients placés juste sous leurs paupières inférieures. Ces larmes étaient ensuite récupérées puis versées dans un grand flacon de jade. À la fin de la cérémonie, la quantité de larmes devait atteindre un certain niveau. Parfois quand le roi n'était pas aimé, on complétait discrètement le manque de larmes par de l'eau salée et l’on fermait les yeux sur une pratique peut-être contestable, mais qui présentait l'avantage de satisfaire le plus grand nombre. Le futur roi devait alors boire ces larmes. À cette idée le prince Bakhar avait la nausée. Il fallait bien se plier à l'ancestrale coutume.
En un monotone et interminable ânonnement, les prêtres récitaient la prière du grand voyage. Pour clore la cérémonie, toute la population de Chaüaki était conviée à un festin funéraire que présidait le nouveau roi. On y mangea cinquante mille poulets, deux mille cochons et singes farcis, des centaines de litres de bière. Les gens en buvaient tellement qu'ils finissaient par s'enivrer tant le degré d'alcool était élevé. La nuit se terminait par une grande fête aux accents un peu mystiques. Le lendemain retrouvait son quotidien et chacun de retourner à ses activités. Les cendres encore chaudes du roi étaient jetées par-dessus les remparts de la cité, les prêtres imploraient les Dieux de guider le défunt à travers l'immense forêt et de le conduire après la ligne d'horizon. La cérémonie était alors terminée.


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