30/09/2003 - Georges Viguier
Chaüaki - Chapitre 7

Nahuatina se réveilla, allongée sur le côté, ligotée et bâillonnée. Elle repensait à Taar et pleurait toutes les larmes de son corps. Elle se moquait bien de ce qui pouvait lui arriver maintenant. De toute façon, elle était déjà morte. Une très vieille femme, toute ridée, lui apporta de la nourriture. Elle lui défit les liens et lui intima l'ordre de manger. Nahuatina n'avait rien avalé depuis deux jours. Elle avait une grande soif. Elle avala goulûment. C'était assez bon, une sorte de viande grillée qui ressemblait à du cochon sauvage. Elle but un breuvage à la saveur bien particulière qui ressemblait un peu à celui que sa mère préparait.

Elle attendit un long moment. Nahuatina était une jeune fille intelligente et savait qu'il ne servait à rien de s'affoler. Après réflexion, elle se rendit à l'évidence et constata qu'elle n'était pas au royaume des dieux et des démons. Elle était simplement prisonnière d'un peuple inconnu. Sans connaître le terrible sort qui lui était réservé, cette pensée la transporta de joie. Elle était vivante.
Deux hommes, couverts d'argile, vinrent la chercher. Ils la soulevèrent puis la conduisirent hors de la cabane. Un groupe d'individus étaient réunis autour d'un feu. Ils parlaient très fort et se disputaient tant leur bavardage était animé et violent. Elle ne connaissait pas cette langue et ne comprenait pas ce qu’ils disaient. La vieille femme lui défit ses liens, arracha ses habits. Elle la poussa vers le groupe des hommes ivres de boisson, ivres de danse. Nahuatina était maintenant entièrement dévêtue au milieu de ces fous furieux. Elle était très gênée et essayait au mieux de cacher sa nudité. En la voyant, les hommes se mirent à éclater de rire et leur conversation s'anima davantage. La vieille femme revint la chercher, l'attira hors du cercle. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle entendit qu'on lui adressait la parole dans sa langue ?

— Ils ne veulent pas de toi. Tu es trop maigre. Ils disent que tu n'es même pas bonne à manger.
— Tu parles notre langue. Qui es-tu, où sommes-nous ?
— Tu es chez des mangeurs de chair humaine. Tu as de la chance d'être aussi laide et si peu grasse. Tu ressembles à quatre morceaux de bois assemblés. Tu leur serviras d'esclave quand je serai morte. Je suis trop vieille et je vais bientôt mourir. Il y a très longtemps, alors que je n'étais qu'une enfant, j'avais été choisie par le grand officiant pour être livrée aux dieux de la forêt. J'étais comme toi, maigre, chétive et malade. Ils n'ont pas voulu me faire cuire pour me dévorer. Je n'ai pas oublié notre langue. J'ai vécu l'enfer, la souffrance. J’ai survécu parce que j’ai accepté de devenir leur bête servile. Tu devras faire la même chose si tu veux vivre longtemps. Je m'appelle Phîgk.

Nahuatina était horrifiée par ce qu'elle entendait. Elle ne comprenait plus rien.

— Les dieux, leur colère, les démons de la forêt, tout cela n'est que pure affabulation et notre peuple s’y était laissé prendre, assez fou et niais pour cela, et les prêtres entretenaient ces histoires mensongères.

Il fallait qu'elle s'enfuît, qu'elle retourne à Chaüaki, prévenir le roi, sa famille, les gens, pour que les enfants de la cité ne servent plus de garde-manger à ces monstres d'hommes.

— Je t'en prie vielle femme, aide-moi à sortir de cet endroit de mort et à retrouver le chemin de notre belle ville. Je te le demande à genoux, Phîgk, s'il te plaît !
— C'est impossible. Je ne le connais pas. La forêt est si grande que tu t'y perdrais à coup sûr. Il y a trop de dangers, les fauves, les insectes venimeux et surtout il y a les araignées géantes, aussi grosses que les gros crabes du lac salé. Elles courent si vite que tu serais rattrapée immédiatement. Elles t'immobiliseraient par leur soie et tu serais transportée dans leur nid. Elles te dégusteraient lentement en plongeant leurs crochets suceurs dans ton petit ventre mou.
— Il faut que je sorte d'ici. Phîgk, aide-moi, je t'en supplie, nous partirons ensemble. À deux nous serons plus fortes. Tu sauras éviter ces sales bêtes et leurs pièges.
— Non, je te l'ai déjà dit, je suis trop vieille pour une telle expédition. Prends ton mal en patience et ne fais pas la difficile, la chair humaine n'est pas si mauvaise que cela. J'ai fini par en manger comme les autres et je suis encore vivante.
Cette idée écœurait Nahuatina. Comment pouvait-on avaler de la chair d'enfant ? Cela lui semblait monstrueux. Puis en repensant à tout ce qu'elle venait d'entendre, la jeune fille se souvint qu'elle venait de manger de la viande.
— Dis-moi, Phîgk ce que tu m'as donné à manger, c'était de la chair d'enfant ?
— Oui, pourquoi ? Ce n'était pas bon ?

Nahuatina eu un haut-le-cœur. Elle se retourna et vomit tout ce qu'elle avait dans le ventre tant elle était écœurée, dégoûtée, révoltée. Elle était blême et folle de rage. Elle se souvenait du petit garçon qui avait été poussé hors de la trappe. Elle le connaissait. C'était un bon gosse, gentil et doux et bien poli. Il appartenait à une famille voisine. Il fallait arrêter cette tuerie. Ne s'écoutant plus, elle se dirigea vers le groupe d'hommes, prit une grosse pierre pointue, se rua sur le premier venu qu'elle tua d'un coup net en lui plantant le pic dans l’œil. L'instant d'après elle se retrouva ligotée et rouée de coups. Ils l'enfermèrent dans une cage qu'ils suspendirent au sommet d'un grand arbre.

Taar évitait son frère tant il en avait peur. Depuis la mort de leur père, Bakhar lui cherchait sans cesse quelque mauvaise querelle, le punissait inutilement ou le privait de liberté ou de nourriture. Sa chambre était gardée nuit et jour. Il en sortait uniquement pour se rendre à ces cours de théologie, de droit et d'astronomie. Il pensait à Nahuatina. Il la croyait au royaume des dieux. Il s'en voulait terriblement de n'avoir pu venir à son secours le jour du sacrifice. Taar était très malheureux et souvent il pleurait discrètement, un homme de sang royal ne pleurait pas en public.

Taar pensait aux dieux et démons de la forêt. Il se souvenait qu'il n'en avait jamais vu lors de ses expéditions nocturnes. Et si ces démons n'existaient que dans la tête des hommes ? Parfois il se disait que Nahuatina n'était pas morte. Elle était simplement perdue dans cet immense enfer vert et il fallait qu'il aille à son secours même si l'espoir de la retrouver vivante était quasi nul, au prix de sa vie qui ne comptait plus à ses yeux tant il souffrait de sa disparition.

Sa décision était prise. Cette nuit était une nuit de pleine lune. On pouvait voir comme à l'aube. Taar bondit hors de son lit, se confectionna une sorte de corde avec les couvertures et les tentures de sa chambre et s'enfuit par la fenêtre. Il avait pris soin d'emporter un poignard, un arc, des flèches, une outre d'eau et un sac de fruits secs. Il pourrait tenir quelques jours. Il ne voulait pas penser aux innombrables pièges qu'il aurait à franchir. Il escalada le mur d'enceinte, traversa à la nage les fossés, puis redescendit vers la forêt. La lune n'éclairait que très faiblement sous les arbres. Taar se ressaisit puis décida d'escalader un immense arbre à Juguke. Ainsi, il pourrait attendre le jour suivant en se protégeant des dangers qui l'attendaient.

Au petit matin, il crut voir une fumée rouge s'élever dans les airs. Il trouva curieux que des dieux puissent utiliser d'aussi piètres moyens pour se manifester. On lui avait appris au séminaire que leur puissance était telle qu'ils pouvaient contrôler tous les éléments, l'eau, le feu, la foudre la lumière la terre et le ciel. Il y avait quelque chose d'incompréhensible et d'absurde dans cette croyance. Il voulait comprendre. Il prit la décision de se diriger vers cet endroit. La fumée le conduirait jusqu'à Nahuatina, il en avait la certitude. L'idée de revoir la jeune fille décuplait ses forces. Il fallait être bien intrépide et inconscient pour espérer réussir une telle aventure. Mais que ne ferait pas un jeune homme amoureux pour sauver l'élue de son cœur ? Il entendit les gongs et les trompes sonner. D'un bond, il se redressa.

— Un sacrifice ! C'est ma chance ! Je n'ai plus qu'à attendre qu'ils viennent chercher l'enfant. Je les suivrai jusqu'à leur repère.

Après une longue attente, la cérémonie se termina et la trappe s'ouvrit. Le petit Yémok tremblait de peur. La trappe se referma derrière lui. L'enfant était muet et semblait jouer avec quelques billes de terre. Rien n'arrivait. Pas de dieux en colère, pas de démons furieux. Taar décida d'attendre. C'était sa seule chance. La nuit tombait rapidement. Il perçut un bruit de pas et des voix curieuses, enfin il distingua une dizaine d'hommes couverts d'argile et de feuillage. Ils s'emparèrent de l'enfant endormi et l'enfermèrent dans un panier tressé. Ils se remirent immédiatement en route.

Taar était subjugué mais heureux. En fait de démons, il n'était question que d'une bande de sauvages. La légende n'était plus la légende. Il fallait faire vite et rester prudent, ne pas se faire repérer. Il descendit de l'arbre, suivit la piste des hommes de la forêt. Il se souvenait d'avoir lu dans les livres de culte qu'il s'agissait peut-être des Khâhouaky. Il devait rester prudent afin de ne pas perdre leurs traces mais aussi n'être pas repéré. Cependant, sa poursuite était facilitée par la lumière des torches qu'il pouvait apercevoir de très loin. Ces hommes connaissaient le feu et l'art du camouflage. Taar n'eut aucune difficulté à faire le rapprochement entre la légende des démons en colère, les fumées lointaines annonciatrices des sacrifices et ce qu'il voyait devant lui. Il reprit confiance et surtout espoir.


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