30/10/2003 - Erwan Chuberre
Chapitre 7 - Aime-moi.

Les applaudissements rompent le long silence provoqué par l’attente du nom du vainqueur de la catégorie « Meilleur acteur de l’année. »

Une insoutenable attente causée par la sublime Lydie.
Après des minutes éternelles, dans sa robe argentée Lacroix, elle s’est décidée à entrer sur scène. Rayonnante de joie d’avoir à distribuer ce prix, elle cite de sa voix mélodieuse les cinq acteurs nominés.
On sent le suspens voler dans la grande salle de La Comédie des Champs-Élysées, transformée le temps d’un soir en temple de cinéma.
Tout en décachetant de ses doigts fins l’enveloppe dans laquelle se trouve le nom du gagnant, Lydie parcourt l’assemblée étincelante, le plus beau casting qui puisse exister en France.

Enfin, dans un souffle de diamant, les paroles sortent de son sensuel écrin.

— Le comédien de l’année est... Yan pour son rôle dans Le retour d’Antigone !

Qui l’eut cru ?
Pas lui en tout cas. Il croit qu’il va défaillir. Toute cette éruption d’émotion lui fait perdre l’équilibre. Il se dirige vers la scène sous un tonnerre d’applaudissements.
Lydie court vers lui pour l’embrasser avec passion et lui murmure.

— Bravo mon amour ! Tu as réussi ! Regarde ! Tu es devenu en six mois leur idole...

Yan pleure de joie.
Il est enfin arrivé sur la dernière marche ! Son orgueil en veut encore... jamais rassasié, toujours en demande de succès.
Il rapproche ses lèvres du micro pour remercier toutes les personnes qui lui ont fait confiance. La salle s’est tue. Il ouvre sa bouche mais aucune parole ne sort, juste un son inaudible. Il commence à paniquer.
Le public, pensant à un numéro d’acteur, se lance dans un éclat de rire détonnant.

Le vainqueur essaye de maîtriser cette angoisse naissante, toujours incapable de n’émettre autre chose que ce son terrible et strident.
Il se tourne vers Lydie pour se donner le courage de vaincre ce trouble. Elle a disparu. Des larmes commencent à couler sur ses joues. Discrètes au début, elles deviennent abondantes noyant toute sa vue, le plongeant dans un abîme.
Son corps devient faible, il n’arrive plus à se tenir debout. Il sent qu’il va défaillir. Il se sent si las.

Les rires ont cessé, sa vue revient.
Il se retrouve seul. Il n’a jamais autant ressemblé au petit garçon d’autrefois.
Autour de lui, il n’y a que des pierres entassées les unes sur les autres. Le son inaudible recommence qui sort comme une plainte des profondeurs d’un trou. Le son se rapproche. C’est une voix d’homme qu’il connaît. Tout devient intelligible. C’est la voix de David. Désespérée et caverneuse.

— Je te l’avais dit ! Tu as refusé de m’écouter ! Tu vas finir comme elle !

Les pierres commencent à bouger, à se tasser autour de lui. Elles veulent l’étouffer. Il n’entend plus David.
Yan ne veut plus se battre. Il économise son dernier souffle pour prier.

*


Le réveil sonne bruyamment, Yan sursaute. Un peu plus et c’était la fin…
Malgré le sentiment amer que lui a procuré ce voyage nocturne, il se sent heureux et apaisé d’être réveillé. Il sait qu’il approche de sa renaissance glorieuse !

Aujourd’hui, commencent les répétitions avec Jeff.
Il se relève difficilement et commence à palper son corps endolori par une mauvaise position, se masse les bras, les jambes, fait glisser son cou sur ses épaules. Il se sent différent.
Le voilà debout, prêt à enfiler un caleçon pour aller prendre son café quand soudain il regarde son entre-jambes.

— Mon Dieu ! Mais ce n’est pas possible ! se lamente-t-il, terrorisé.

Il met ses mains sur son sexe.
Un sentiment de peur et d’horreur le frappe. Il ne sent plus rien. Il n’a plus de verge... juste une toison sans relief, comme un sexe féminin. Il n’ose toucher de ses doigts tremblants ce triangle de poils foncés.
Il commence à ressentir la même faiblesse qui l’a prise dans son cauchemar. Il se traîne difficilement devant son miroir pour voir s’il n’est pas victime d’hallucinations. Son esprit est devenu si joueur.
Le reflet de son corps est bien celui d’un homme.
Yan lève des yeux tristes vers le plafond. Il aimerait que Lydie soit à côté de lui pour le rassurer. Il a peur. Fébrilement, il pose sa main sur son sexe. Le triangle a disparu, c’est un sexe d’homme qu’il caresse.
Il repense à son vœu d’hier sous la douche. C’est la seule explication plausible. Juste une hallucination.
«  Tout va bien. » se rassure-t-il, encore perturbé par ce malencontreux réveil.

*


Malgré une gueule de bois tonitruante, Jeff est déjà réveillé, la pièce de théâtre devant les yeux et la cigarette à la main.
Yan, remis de ses émotions, le rejoint et le félicite.

— Bravo mon Jeff, tu es sur la bonne voie. Alors, comment trouves-tu
ce rôle ? N’avais-je pas raison quand je t’ai dit qu’il avait été écrit pour toi ?
— Pas mal, pas mal... tu crois qu’Alain Delon l’aurait accepté ?

Jeff quitte sa lecture pour regarder son ami. À la vue du visage de celui-ci, il éclate de rire.

— Mais mon pauvre ! c’est quoi cette idée de t’être épilé les sourcils ? C’est horrible, on dirait une... je sais pas trop quoi... un travelo démaquillé. Tu es devenu fou !

Yan est décontenancé. Son attention s’était tellement focalisée sur son entre-jambes qu’il en avait oublié ses sourcils épilés. Il se reprend de suite et rassure son futur Hémon. Ce n’était pas le moment de le faire fuir.

—  Mais non, c’est pour le rôle dans Antigone.

Jeff est surpris.

— Pourtant, je pensais que tu avais abandonné le rôle de Hémon. Tu as changé d’avis ? Si c’est le cas, laisse-moi te préciser qu’il n’est pas stipulé qu’il avait les sourcils épilés, à moins que tu m’aies caché quelque chose. C’est un show de transformistes ? Alexandre Stuart veut transformer cette pièce en bouffonnerie, c’est ça ?
— Non, ne t’inquiète pas, c‘est juste que je travaille pour un autre rôle...
— Oui et lequel ? Le roi Créon est tout ce qu’il y a de plus viril aussi !
— Le roi Créon ? Jamais, je suis beaucoup trop jeune. Je vais passer le casting pour le rôle de la jeune Antigone, lance-t-il avec fierté.

Coup de massue sur la pauvre tête de Jeff. Incompréhension. Il essaye de trouver les mots pour avoir une explication.
Yan enchaîne aussitôt.

— Il est temps que je me prépare pour les répétitions. Je vais dans la salle de bain, je dois enfiler mon costume. En attendant, travaille la scène de leur rencontre !

Jeff n’arrive pas à émerger. Il a dû louper un acte ! Il nage en plein délire artistique. Si le comportement de son ami était insolite hier soir, aujourd’hui il a vraiment pété les plombs !
Il court à la porte de la salle de bain.

— Tu es sûr que tu vas bien ? Tu me le dirais s’il y a quelque chose qui cloche ! Tu ne t’es pas drogué, au moins ? Et n’oublie pas ta promesse d’aller chez le médecin !

Face à l’absence de réponse, Jeff va fouiller dans les affaires de son colocataire pour voir si aucune petite pilule rose ne traîne quelque part.
«  C’est étrange... ce n’est plus le même. C’est sans doute cette fille des Cours Florent qui lui a mis cette idée farfelue dans le crâne ! »

*


Sophie n’arrive pas à se concentrer sur la masse de dossiers qu’elle doit traiter. Toutes ses pensées vont vers Jeff. Elle ignore pourquoi, mais sa haine s’est amoindrie au fil des jours pour laisser place à un sentiment de manque.

—  Je suis vraiment amoureuse ! soupire-t-elle.

Certes, il a été ignoble avec elle, mais elle est consciente que Jeff n’a jamais représenté pour elle qu’une délicieuse sucrerie ne croyant pas un instant à ses talents de comédien.
Elle doit se faire pardonner son égoïsme.
«  Ca y est ma décision est prise ! »
Elle compose le numéro des Taxis bleus.

— Allô ! Oui, un taxi pour le 36, boulevard de la République... une Lada noire... d’accord, dans dix minutes
C’est décidé, elle fera le premier pas. Elle compose le numéro de Jeff mais avant même d’attendre les sonneries, raccroche.
« Non, je vais lui faire une surprise ! »
Elle fouille dans son sac et sort, victorieuse, le double des clefs...

*


— Jeff, je suis prêt ! crie Yan d’une voix efféminée.

Sa curiosité va être enfin satisfaite. Depuis un quart d’heure qu’il faisait le pied de grue devant la salle de bain !
La porte s’ouvre enfin. L'arrivée céleste.

Et quelle arrivée ! Yan est métamorphosé.
Ce n’est plus le jeune homme qu’il connaît depuis si longtemps mais une sorte de travesti mal fagoté avec une perruque noire aux cheveux en forme de nouilles, une robe de clocharde et un maquillage grossier.
Une apparence bien lointaine de toutes ces créatures de la nuit, ces monstres charmants qui hésitent entre deux sexes, dignes héritières d’Amanda L !

Jeff n’en revient pas.

— C’est quoi cet accoutrement ? Je suis désolé de te le dire, mais tu es tout simplement ridicule ! Tu ressembles à une noiraude, mon pauvre ami...

De sa nouvelle intonation aiguë mais néanmoins remplie de mystère, Yan lui répond :

— Mon cher Hémon, ce n’est pas moi qui aime le parfum, qui met du rouge à lèvres et qui danse telle une étoile dans les bals, c’est ma sœur Ismène. Moi, je ne suis que la pauvre petite Antigone. Rentre donc dans la salle de bain et commençons à nous mettre au travail !

Jeff est désemparé.
Il aimerait que le téléphone sonne à ce moment et qu'on lui dise que Yan est admis au service psychiatrique. Il ne voit pas comment il va pouvoir arranger cette grotesque mise en scène.
Il répond juste.

— Dommage que je n’aie pas de costume... cela m’aurait sans doute beaucoup aidé à entrer dans la peau de ton fiancé.

Résigné, il rejoint son partenaire dans la salle de bain.
N’est-ce pas pour cette raison qu’il a choisi le métier de comédien ?
Il se laisse convaincre.
«  Oui, c’est Yan qui a raison. Il est vrai que dans la pièce, l‘auteur insiste bien sur le fait que cette Antigone n‘est pas un canon mais de là à en faire un travesti. Bon, il faut à mon tour que je devienne Hémon ! »
C’est dans ces moments-là qu’il réalise ses lacunes en matière de théâtre. Il manque de concentration et butte sur tous ses mots, mais il doit s’accrocher...

*


Le taxi s’arrête juste en face du 70 boulevard Beaumarchais.
Sophie paye en laissant au chauffeur un pourboire important. Quand elle est heureuse, elle n’est que générosité sur générosité.
Depuis qu’elle a décidé de revoir son Jeff, elle a envie d’embrasser tout le monde. Elle aurait même envie de faire la bonne action de l’année : acheter la compilation de Jeanne Mas !

Elle gambade telle une biche (ou plutôt un sanglier) vers l’entrée du vestibule.
Trop pressée de se jeter dans les bras de son beau chasseur, elle n’a pas la patience d’attendre l’ascenseur. Elle saute deux par deux les marches de l’escalier avant de se retrouver enfin devant la porte du Paradis.
Elle colle son oreille contre la porte. Silence.
«  J’espère qu’il sera là ! »

Sans faire de bruit, elle enfile la clef dans la serrure et fait tourner le verrou. La porte s’ouvre. Elle la referme aussi silencieusement.
Le sanglier se transforme en une grosse chatte marchant sur un toit brûlant. Discrète. Personne dans le salon... et pourtant, elle entend des gens parler.
«  D’où viennent ces voix ? » se demande-t-elle inquiète.

Elles proviennent de la salle de bain. Elle se rapproche pour les écouter. Elle reconnaît bien le timbre grave et viril de son compagnon, mais elle a du mal avec la deuxième intonation : étrange et plutôt féminine.
Son visage commence à s’assombrir, elle n’ose comprendre. Elle se rapproche de la porte.

— En quel honneur t’étais-tu faite si belle ?
— Je te le dirai. Oh ! mon chéri, comme j’ai été bête ! Tout un soir gaspillé. Un beau soir.
— Nous aurons d’autres soirs Antigone.
— Peut-être pas.
— Et d’autres disputes aussi. C’est plein de disputes un bonheur.
— Un bonheur, oui... écoute.

Le cœur de Sophie s’emballe, ses membres tremblent...
«  Oh, non mon Dieu, ce n’est pas vrai ! » pense-t-elle en collant son oreille pour mieux écouter.

— Tu m’aimes, n’est-ce pas ? Tu m’aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m’inonde quand j’ai la tête au creux de ton cou ?
— Oui, Antigone, je t’aime comme une femme.

— Antigone ? Quel prénom ridicule ! Et pourquoi pas Eurydice tant qu’elle y est ! marmonne Sophie dans sa moustache décolorée.

Non, c’en était trop !
Elle en avait assez entendu. Furieuse, elle court vers la sortie de secours. Son Prince des Ténèbres l’a trahi. Comment a-t-elle pu être aussi stupide ?
Il a profité de leur première dispute pour courir trouver une remplaçante.
« Va donc coucher avec les autres bonniches, mais ne compte pas sur moi ! »
Elle hurle.

— Jeff, je te déteste ! Et je hais Jeanne Mas !

*


Au même moment, dans la salle de bain, Jeff serre Yan dans ses bras. Surpris par ce vacarme soudain, il se déconcentre.

— C’était quoi ce bruit ?

Yan, imperturbable reste Antigone.

— Ce n’est rien Hémon... je n’ai rien entendu... c’est peut-être le peuple qui pleure ma future mort.

Jeff doute.

— J’aurai juré reconnaître la voix de Sophie parlant de Jeanne Mas. Avec une tonalité hystérique que je connais maintenant trop bien... ou alors, c’était le voisin qui tuait une truie. Excuse-moi. J’en étais où ?
— Tu me disais que tu me serrais de toutes tes forces...
— Exact.

*


La répétition a duré toute la journée. Jeff est épuisé. Il se jette sur une cigarette. Le mégot écrasé, c’est au tour de son estomac de crier famine.

— Yan, tu veux grignoter quelque chose ?

Son ami ne l’entend pas. Antigone se promène dans sa tête, dans les jardins de Thèbes.
Yan sourit de béatitude devant le miroir. Jeff donne trois coups sur la porte.

— Monsieur le comédien, je me demandais si vous n’aviez pas faim !

Celui-ci se retourne vers la porte. Son regard est celui d’un aveugle. D'une manière empruntée, il lui répond :

— « Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu ».
— Comme tu veux !

Jeff retourne dans la cuisine.
«  Il est encore dans son personnage, Yan est devenu fou ! Vivement que le casting se passe pour que ce cauchemar cesse ! »

Jeff ferait n’importe quoi pour retrouver son ancien ami, le même qu’il a connu il y a trois ans. Le Yan décadent et immature. Celui qui faisait la fête nuit et jour, qui buvait jusqu’à plus soif, qui aimait le sexe et les orgies.

Non pas que cette répétition lui ait déplu, au contraire. Il peut même se féliciter d’avoir réussi à entrer assez facilement dans son rôle.
«  J’ai quand même réussi à éprouver du désir devant ce fantôme ! »

Toutefois et contrairement à Yan, il arrive à faire la part des choses. Une fois qu’il est redevenu Jeff, son trouble s’est envolé.
La vie continue !
Tout acteur doit savoir distinguer la fiction de la réalité. Jouer le personnage et non pas être ce personnage. A priori, son ami avait oublié cette nuance.
Il se laissait totalement posséder par cette Antigone. Il n’était plus le même. Jeff ne connaît aucun remède pour le guérir de ce mal. Juste attendre la fin du casting.
Une fois passé, Antigone n’aura plus raison d’être !
Quant à la réussite de cette audition, il ne se fait aucune illusion.
Même s’il se débrouille plutôt bien dans ce rôle, la concurrence risque d’être dure et il ne sera jamais assez performant pour être choisi. Yan reste avant tout un mec !
Malgré son déguisement et son maquillage poussé, jamais le spectateur ne pourra croire au personnage. Et face aux différentes candidates, il ne passera même pas le cap de la salle d’attente. La production le remerciera avant !
«  Il sera si déçu ! Il faudra que je sois à ses côtés… et pour le consoler je pourrais peut-être essayer de lui décrocher un casting chez Michou. Il serait parfait en Patricia Kaas ! »

Face à sa propre détresse de voir s’échapper son ami, Jeff préfère se cacher derrière l’humour.


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